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07/11/2012

Nos pères sont partis (Dalila BELLIL) 2

Letrre de Boufarik (Suite)

 

Quelques années auparavant, ami Ahmed était parti « travailler à gagner de l'argent » en France. Il n'était rentré au pays que lorsque Jidah lui avait annoncé avoir trouvé une épouse pour lui. Son retour signifiait le départ de mon père, son frère cadet. Pour éviter la dispersion des hommes du village, un relais avait été instauré au sein des familles. Ami Nourredine, le plus jeune de mes oncles, qui avait trouvé une bonne situation dans l'administration d'une ville voisine, fut épargné par cette fatalité qui expédiait nos hommes au loin. Leur immigration était très organisée: une fois en France, les nouveaux arrivants étaient accueillis par leurs cousins du village et partageaient le même foyer, le même hôtel. Personne n'était laissé seul. L'exil était trop douloureux pour s'ajouter à la solitude.

Certains immigrés avaient construit des villas de plusieurs étages qui renvoyaient à la préhistoire nos modestes habitations traditionnelles. On murmurait dans les rues du village que ces ambitieuses demeures n'avaient pu voir le jour que parce que Madame travaillait. Ces rumeurs faisaient s'esclaffer nos gens qui trouvaient l'idée aussi extravagante qu'insensée. C'était pourtant un fait avéré. Certaines immigrées gardaient les enfants des roumis ou faisaient le ménage chez les roumis. À Céf, quand elles arrivaient, vêtues de pantalons, les cheveux colorés non plus au henné mais à la teinture chimique, nous nous frottions les yeux, tentant de discerner sous leur allure occidentale les héritières de notre reine Dihya. Qu'elles étaient loin, les pauvres fatmas effrayées qui avaient quitté le bled, les yeux pleins de larmes et le coeur déchiré ! Elles affichaient désormais des airs victorieux, des dents en or et riaient fort, ne se gênant nullement de la compagnie des hommes. Quand elles nous hélaient, nous demandant un service ou nous offrant des friandises, nous rougissions très fort, intimidées de parler à ces belles étrangères. En revanche, je ne me souviens pas avoir ressenti le moindre embarras avec ta mère.

Nous passions nos soirées près du qanoun (foyer), écoutant dans un silence impressionné les histoires que jidah Tassadit savait si bien raconter. Parfois, les femmes de la maison se réunissaient et confectionnaient des couvertures, des châles et des chaussettes épaisses pour supporter les rigueurs de choi. Tout en travaillant, elles chantaient des airs anciens qui me bouleversaient. À la belle saison, nous profitions de la douceur des nuits, nous réunissant dans oufrag installées sur des tapis, nous contemplions le ciel et les étoiles, cherchant du regard les anges et les dieux qui peuplaient les récits de jidah Tassadit.

 

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Quand mon père introduisit le poste de télévision qu'il avait acheté en France, se rendit-il compte qu'il allait initier une mutation irréversible dans notre mode de vie ? Tel un mauvais sort, il envoûta les esprits et séduisit les cœurs. Personne n'écoutait plus les histoires de jidah Tassadit. La télévision en proposait chaque jour de nouvelles, autrement plus belles et surprenantes ! Nous fûmes parmi les premières familles du village à être équipées d'un poste, de dimension modeste et en noir et blanc. Ma mère n'était pas peu fière d'accueillir les voisins curieux de découvrir cette invention moderne dont tout le monde disait tant de bien. Combien de fois ai-je retenu mon bras qui n'aspirait qu'à culbuter l'appareil et lui faire rendre l'âme ? Ma lâcheté ne changea rien au changement amorcé. La télévision avait gagné.

Adieu nos belles histoires et nos veillées, adieu nos soirées sous la lune, nos moments de joie entre femmes, adieu nos jeux d'enfants, la télévision nous éloigna, nous laissant seuls, face à elle.

Qu'Allah te guide et te préserve, Dahbia.

 

 

 

Dalila BELLIL

Nos pères sont partis

 

Pages 58 à 62

 

Éditions Encre d’Orient

2011

 

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