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26/12/2012

Noël à Aïth Manegueleth en 1898 (Fadhma AÏT MANSOUR)

 

Noël approchait ; nous nous préparions à le fêter dignement : nous apprenions des cantiques et les Sœurs faisaient des exercices à l'orgue. On chantait à l'hôpital ce qui s'appelait « la Messe Royale ». Le dimanche soir, on célébrait les vêpres, et le Père qui officiait me rappelait cette image demeurée dans ma mémoire comme une énigme : cette image d'ombre pleine d'illuminations, où un être habillé d'une manière spéciale se tournait, tenant une sorte de soleil dans ses mains. Longtemps, à Taddert-ou-Fella, je m'étais demandé ce que signifiait cette image féerique... Maintenant, je la comprenais : elle se rapportait à la chapelle très sombre des Ouadhias où l'on m'avait menée toute petite, à cette chapelle où brillait, dans l'obscurité, la lumière des bougies, et où le prêtre, vêtu des ornements sacerdotaux, tenait dans sa main l'ostensoir.

À la messe de minuit 1898, les Sœurs chantèrent des chants admirables (j'ai encore dans l'oreille la voix harmonieuse et puissante de Sœur Emmanuel entonnant le Minuit chrétien). Il y eut un réveillon : les religieuses firent bien les choses et tout le monde se régala. Chacune de nous eut une surprise.

J'étais devenue très pieuse ; il me semble qu'il y avait un peu de superstition dans cette piété : j'espérais entendre un jour les statues dela Viergeet du Sacré-Cœur parler et me dicter ma conduite. Je m'imposais à cette époque de longues stations à la chapelle, demandant ardemment à Dieu et àla Vierge Mariede m'aider et de m'ouvrir une porte dans l'impasse où je me trouvais.

Au fond de mon cœur, parfois, j'ai cru entendre cette parole du Chemin de la Croix: « Patience, mon enfant ! Patience ! Ne perds jamais confiance ! » Et même, j'ai songé sérieusement à me faire religieuse, comme ces Sœurs qui avaient sacrifié leur jeunesse pour l'amour de Dieu et des malheureux. Il y eut, à ce moment-là, beaucoup de conversions. Des hommes et des femmes d'âge mûr se firent chrétiens. Cela tenait, je crois, au fait que les Pères, à cette époque, étaient très généreux. Tous les ouvriers de l'hôpital, y compris le portier, voulurent abandonner l'Islam. Et la chapelle était pleine à étouffer tous les dimanches.

(DEBERNY)_Talalit n Sidna Aïsa.jpg

Je revois la neige, cette année-là, la neige plus épaisse qu’à Taddert-ou-Fella, car Michelet se situe à plus haute altitude que Fort-National. Je vois pendre du toit de très longs cierges de glace, si gros et si pointus qu'ils ressemblaient à de lourdes épées. Dans l'étroite lingerie, Soeur Chantal avait installé sa machine à coudre. Adossés aux casiers contenant le linge des malades, des bancs servaient pour nous asseoir. Soeur Chantal, dans une vieille bassine posée à terre, mettait quelques grosses braises recouvertes d'une épaisse couche de cendre. Parfois, une pauvre fille arrivait du dehors toute gelée ; elle grattait la cendre de ses doigts pour se les réchauffer. Alorsla Sœurqui s'en apercevait disait :

— Baise la terre !

C'était la punition infligée à toutes celles qui lui avaient désobéi : elles baisaient la terre et s'en retournaient à leur travail.

Je n'ai pas gardé de la neige de l'hôpital le même souvenir que de celle de Taddert-ou-Fella. Ici, plus de jeux, plus de boules de neige, plus de bonhomme, tout était morose, tout devait être fait pour Dieu et offert à Dieu ; aussi ai-je conservé de cette époque comme un goût de cendre.

 

 

AITH-MANSOUR-AMROUCHE_Histoire-de-ma-vie.jpgFadhma AÏT MANSOUR AMROUCHE

 

Histoire de ma vie

 

Éditions François Maspéro

 

Paris, 1968

 

 

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