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11/06/2014

Messaoud HÉOUAÏNE à Bou El Bellout (Victor RENOU)

 

Juillet 1960

Une section de Génie vient de consolider la piste routière et entreprend la construction de ponts pour franchir les oueds. Des civils sont recrutés à l'empierrement, ce qui exige — encore et toujours —protection. Afin d'éviter de vivre en permanence au régime de conserves, la nourriture du midi est acheminée par camions à tous les soldats. Deux ou trois hommes accompagnent le bahut er répartissent gamelles et pinard. Un midi, je participe à la tournée. Le soir même, j'apprends avec stupeur qu'une grosse mine antichar (S.V.P.), placée au passage des roues, a été découverte. Elle sera dégagée avec les plus grandes précautions. Par deux fois notre véhicule a circulé dessus, risquant d'être volatilisé. Cette « bonne » mine a eu, pour notre salut, l'heureuse fortune de ne pas exploser...

C'est le début d'une série d'explosifs déposés aux endroits les plus inattendus. S'en méfier devient une obsession. Cette hantise va désormais faire partie de notre vie. Par ce perfide moyen, un dangereux terroriste va s'acharner sans relâche à nous nuire. Or, nous le connaissons très bien : il s'appelle « Messaoud », l'évadé aux dents en or. « Mon » évadé...

Ce rusé plastiqueur devient notre bête noire. Son invisible présence est perçue comme celle d'un fantôme maudit. Impuissants à l'arrêter, nous l'exécrons. En retour, le galapiat récidive ses forfaits, comme par plaisir. D'ailleurs, il n'hésite pas à nous narguer : récemment, Tagamouza a reçu une lettre signée « Mes­saoud », nous prédisant des pépins et lui enjoignant de déserter avec des armes. Très affecté, le harki en a fait part au capitaine. En échange, celui-ci ne lui a donné ni garanties, ni compassion, ni même remerciements. Depuis, le morne silence du pauvre « Taga » en dit long sur son désappointement. (Pages 80-81)

 

Notre plastiqueur joue toujours à cache-cache avec nous. Il s'ingénie à prouver ses talents (!) dans tous les domaines. Deux fois en moins d'une semaine, c'est le captage d'eau qui subit son lâche procédé. La puissance des déflagrations témoigne de la qualité des explosifs en sa possession. Ceci se passe à la nuit tombante. Le bruit doit s'entendre loin à la ronde. Un grand silence y fait suite. Une haine intérieure se déclenche envers ce crétin. On réplique par des obus envoyés au hasard autour de la source car il est probable qu'une équipe d'embusqués nous y attend. Et le lendemain, tout en maudissant les vandales, il faut réparer. Ce n'est pas drôle ! (Page 82)

 

Décembre 1960

Renforcés des éléments d'une compagnie voisine, nous rentrepre­nons le nettoyage des pourtours de Rar El Hanèche. Selon certaines indications, des rebelles y transitent régulièrement. Au petit jour, la Zériba se trouve ceinte d'un immense filet constitué d'hommes en armes. La topologie du terrain est parfaitement connue. Chaque passage de repli est colmaté. Le capitaine coordonne les mouvements par radio et fait procéder à une fouille minutieuse. Bien vite des cabanes, récemment occupées, sont découvertes. Mais leurs occupants ont disparu. Ne demeurent que leurs marques sous forme de feux mal éteints. Messaoud — c'est lui qui était visé — nous a encore filé entre les doigts ! Sans doute décidé à faire chèrement payer sa peau, le goupil doit jubiler... (Page 129)

 

Février 1961

La piste est auscultée par les spécialistes qui sondent toutes les parties suspectes au détecteur de mines. Ceci est indispensable car Messaoud peut toujours nous avoir mijoté une vacherie ( ... ) Du reste, il vient encore de signaler sa présence. Les jours derniers, un des nôtres a failli sauter en s'asseyant près d'un arbre où un petit explosif était dissimulé. Comment ne pas jeter l'anathème envers ce trublion dont les oreilles ont dû siffler. (Page 146)

 

En plein après-midi, deux groupes partent en mission, dite de diversion, qui consiste à protéger un héliportage de légionnaires. Tout se déroule bruyamment, dans un ballet compliqué de... bananes vides. Car cette manœuvre est factice. En réalité, les bérets verts venus de nuit à pied sont dispersés beaucoup plus au Sud. Je crois que ce stratagème vise à capturer Messaoud ; mais le « renard » court toujours et nous redoutons de plus en plus ses entourloupettes... (Page 151)

 

Mars 1961

Lors du retour, il est convenu que cinq voltigeurs vont se planquer en guet-apens dans une mechta en partie démolie. Comme radio, je dois accompagner cette patrouille placée sous la conduite du solide Gerlin. A l'endroit convenu, la section poursuit en silence son chemin et semble nous abandonner. Nous voilà seuls dans cette bruine poisseuse. Tous les bruits sont éteints comme si la nature s'attendait à un drame. Serions-nous restés en sacrifice, présumant de nos forces ? Conscients de ne pouvoir être secourus et mesurant la faiblesse du groupe, nous faisons face. « Ce piège à rats me donne les chocottes », se tracasse Gerlin, d'habitude inébranlable. Quelle torchée si la bande à Messaoud prenait notre petite équipe à son propre jeu ? A l'inverse, quelle jubilation si l'astuce fonctionnait contre notre roublard honni ? Il n'en sera rien. (Page 162)

 

Avril 1961

Le célèbre lieutenant Simar arrive un soir à Bou El Bellout. …

Sa présence ici a certainement un objectif : Messaoud Héouaïne... Professionnels du cache-cache, ces deux « Seigneurs du djebel » amorcent une joute secrète ; l'un comme dominant, l'autre, comme insoumis. Mais ce duo de protagonistes — qui se joue des vies et de la vie — ne s'embarrasse pas de considérations métaphysiques : grandeur et stupidité de la condition humaine ! A notre insu, le groupe Simar a quitté le poste pendant la nuit. Au petit matin, nos trois sections vont boucler la Zériba Taougenet. J'ai deviné que le braconnier du fell s'est introduit avec ses séides au centre du dispositif. Aucun contact radio ne le confirme. Une chaleur orageuse électrise l'attente.

Soudain, nous décelons plusieurs coups de feu étouffés. Trépignant de curiosité, le capitaine ne peut s'empêcher de quêter des explications par radio. A la deuxième tentative, Simar en personne daigne répondre. Dans son style acerbe, il proclame à l'attention de ceux qui l'écoutent : « Je viens de plomber deux rombières. Mais un mec s'est barré. Gare à vos puces. Terminé ! »... Tout est dit ! (Pages 168-169)

 

Mai 1961

Ceci n'empêche pas le satané Messaoud de signaler sa présence et ses... sentiments : transportant le sable nécessaire aux travaux, un camion saute sur une mine. Son train avant est hors d'usage. Muets d'indignation, nos râleurs abasourdis doivent en vider le contenu à la pelle. Un bulldozer ramène au bercail l'engin déglingué. Brulard est tout retourné par cette avarie qui n'empêche pas les terrassements de se poursuivre. (Pages 181-182)

 

Juin 1961

La journée n'en finit pas car les rabatteurs ne donnent aucun signe de vie. Pareils à des furets, ils opèrent en tapinois. On pourrait les croire empêtrés dans le maquis dominant. Le résultat me semble déjà acquis. Quelle barbe cette attente pour des prunes (!). L'envie me prend de me dégourdir les jambes dans le verger. Mon regard se trouve machinalement attiré par un inconnu qui avance le pas tranquille dans ma direction. Ce quidam est vêtu d'un ensemble de toile bleu lavé identique à plusieurs hommes du camp. Dans mon esprit, celui-ci doit bénéficier d'une dérogation car les sorties du regroupement sont interdites aujourd'hui. Soudain, l'homme m'aperçoit. D'un bond il fait demi-tour et se carapate à toutes jambes en zigzagant. A coup sûr, ce vagabond est en défaut. Ne pouvant « l'allumer » avec mon méchant révolver, je crie à pleins poumons pour alerter mes amis. Ceux-ci aperçoivent le dos du fuyard mais n'ont pas le temps d'épauler. Dans sa course éperdue, celui-ci frôle Taboula de retour d'une corvée d'eau. Le harki ne peut faire un geste que déjà l'autre a disparu. « A coup sûr, nous venons encore de faire une bourde », s'indigne Balino avant de savoir. Mais je reste baba lorsque j'entends Taboula certifier avoir reconnu le fugitif : il s'agit de Messaoud. La facilité, avec laquelle le filou s'est débiné, nous laisse confondus : on l'attendait au Nord, il arrivait du Sud ; on le disait aux abois, il cheminait détendu ; on le croyait protégé, il voyageait solitaire. Vraiment, ce « possédé nous possède » !

Un autre élément me déconcerte : par nature physionomiste, j'étais certains d'avoir bien enregistré dans ma mémoire la frêle sil­houette, la démarche typique et le visage émacié de notre « Ar­sène Lupin local ». Or, celui-ci, déambulant sans artifices à ma barbe, je ne l'ai pas reconnu : c'est le bouquet !

Le cas échéant, en m'élançant à son encontre je pouvais me trou­ver en position de le cravater. Évadé dans mon dos voici un an, nous avons failli marquer cet anniversaire en se fixant les yeux dans les yeux. Son repli m'a épargné ces critiques retrouvailles. Il lui a surtout évité de subir l'hyper-rossée tant de fois promise dans nos rangs. Faut-il chercher dans ma défaillance visuelle une forme de clin-d'oeil narquois d'un Djinn (1) maléfique bénissant la cavale de ce qu'il faut bien appeler notre « ennemi numéro un » ? (Pages 188-189)

 

Octobre 1961

Les rebelles viennent encore de marquer leur passage. Plus exactement, c'est Messaoud qui a transmis sa carte de visite (... ) : une charge de dynamite a encore pulvérisé les installations de captage d'eau. Cette explosion pose une énigme, car elle s'est produite le seul soir où aucune patrouille n'était sortie. Ce détail n'échappe pas au lieutenant. Furieux de se sentir entuber, il jure ses grands dieux qu'il ne va pas jouer longtemps les pantins. « On va voir ce qu'on va voir, funérailles ! », répète-t-il avec fureur. J'imagine ce qui va suivre... (Page 221)

 

 

RENOU_p154-2.jpgVictor RENOU 

En Algérie, c'était comme ça … 

ou les 24 mois d'un Appelé sur un piton.

  

Auto édition. Dinan (France)

Année de publication : 1988