Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

19/03/2015

La grande peur du petit Blanc (Frédéric PAULIN) extrait2

À Paris, les Mekchiche durent à nouveau se presser dans les rues grises. Une pluie fine mouillait la capitale de la France et les Parisiens faisaient d'épouvantables grimaces. Lorsqu'ils pénétrèrent dans l'immense hall de la gare Montparnasse, ils virent le mot « OAS » peinturluré sur un mur.

Malgré les patrouilles de soldats et de policiers qu'ils croisèrent à plusieurs reprises, on ne les inquiéta jamais.

- Ils sont là pour l'OAS, précisa son père comme sa mère s'inquiétait de voir des hommes en armes si loin de l'Algérie.

- Et ils n'ont pas peur du FLN ?

Le père haussa les épaules:

- Il paraît que le Général de Gaulle et Belkacem Krim ont engagé des négociations.

- Des négociations pour quoi faire? demanda sa mère qui semblait découvrir qu'on lui avait menti.

- Pour l'Indépendance, répondit le père en haussant à nouveau les épaules mais, cette fois, de l’air de celui qui en sait plus que les autres. Ne fais pas l'étonnée, tu savais bien que le FLN allait gagner,

La mère se tut, ses yeux étaient vides. Puis elle hocha la tête :

- Oui, oui, je savais bien...

Ils s'installèrent alors dans leur wagon pour la dernière partie du voyage. Sur le quai, ils virent passer les autres familles harkis. De part et d'’autre de la fenêtre, les émigrés se sourirent, un peu plus sereins de se sentir un peu plus nombreux.

Emigré. Ce fut son père qui employa le premier ce mot.

- On sera toujours des étrangers, maintenant, avait murmuré sa mère, alors que tout le monde dormait sur le bateau.

Son père sourit de ce petit sourire triste qui ne le quittait plus :

- Pas des étrangers, Fouzia. Des émigrés. Comme beaucoup d'Algériens, de Marocains ou même de Portugais en France. Ce n'est pas anormal des émigrés en France.

Par ce long voyage, les Mekchiche étaient donc devenu des émigrés. Mais Rochdi ne crut pas son père: il sentait bien que, désormais, il était aussi un étranger. En France, bien sûr, mais également en Algérie.

Émigrés ou étrangers, il se trouvait qu'en France les Algériens n'étaient pas les bienvenus. Lorsque le train s'arrêta en gare de Redon, une compagnie de gardes mobiles, fusils au poing, encerclait la gare. À Philippeville, les Mekchiche ii avaient vu des gendarmes et des militaires, eux aussi la mitraillette en bandoulière, ce n'était pas là le problème. D'ailleurs, en Algérie, les avions et les véhicules blindés faisaient également partie du quotidien ; ici il n'y en avait pas. Mais dans la gare de cette petite ville de Bretagne, Rochdi et les siens réalisèrent vite que c'était pour les Harkis que les Forces de l'ordre avaient sorti leurs armes. Pas pour le F.L.N.

Quelques gradés et deux civils se tenaient en avant de la troupe.

On interdit d'abord aux Algériens de descendre du train. Les autres passagers, les Français, furent priés de se dépêcher de quitter les lieux après que leurs papiers eurent été vérifiés. Son père déclara qu'il n'y avait rien à craindre, que le lieutenant Gascogne avait tout prévu, que ce n'était qu'une opération de routine et qu'il ne fallait pas s'affoler.

Un long moment avait passé.

Puis, un capitaine et trois gendarmes montèrent dans le train. L'officier demanda aux hommes de descendre.

La discussion entre Français et émigrés fut brève. Les émigrés baissaient la tête et les Français secouaient la leur, comme le faisait l'instituteur lorsque Rochdi n'avait pas appris sa leçon.

Tous les Harkis furent ensuite regroupés dans un seul wagon. Quatre policiers en civils montèrent à leur tour dans le train : leur mission était de s'assurer que les Algériens retournent en Algérie.

– Vous savez parfaitement qu'en tant qu'ex-soldats français, votre venue en France est illégale, expliqua d'un ton paternaliste le capitaine avant da quitter le wagon.

Pendant une heure encore, le train resta immobile. Personne ne dit un mot ; les vieilles femmes pleuraient doucement.

Dehors, la ville ne ressemblait en rien à ce qu'avait imaginé Rochdi : pas de mer bleue et pas de petites maisons blanches et propres. C'est pourquoi le retour en Algérie lui sembla finalement une alternative tout à fait acceptable, à lui. …

 

  

2335809940.jpgLa grande peur du petit Blanc

Frédéric PAULIN

 

Éditions Goater "Noir"

 

2013

Les commentaires sont fermés.