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05/01/2013

Les Qanouns kabyles (Mustapha GAHLOUZ)

 

L'exemple de tous les abus : le cas de l'exhérédation des femmes en Kabylie.

 

La comparaison avec la législation musulmane et le constat de sa non-application en matière successorale en Kabylie a fait écrire à beaucoup d'auteurs que la coutume kabyle se détachait complètement des applications civiles du Coran. Cette affirmation simpliste n'est établie qu'à partir et exclusivement du fait, exact par ailleurs, de l'exhérédation des femmes chez les Kabyles, encore que ce ne sont pas toutes les localités de la Kabyliequi l'ont adoptée[1]. Elle suppose que les Berbères ont opéré une distinction entre la religion et le droit, voire même que la coutume kabyle, à la différence du droit musulman, serait imprégnée de laïcité. Pourtant, il est indiscutable, qu'à l'origine, les Kabyles ont observé cette règle coranique qui fait de la femme une héritière. Hanoteau et Letourneux[2], en conviennent, eux qui publient deux actes de renonciations faits par des femmes à leur part dans les successions de leurs parents, actes datant de 1728 et 1734. Les Kabyles recouraient, au même titre que les autres Nord-Africains, au habous pour déshériter les femmes.

 

C'est en 1748 que les tribus des At Iraten, des At Frawsen, des At Itturey et une partie des tribus des At Jennad et des At Yubri, réunies au village d’Agwmum, au lieu-dit Tizra Ugwemmum, prirent la décision solennelle d'exclure la femme de l'héritage. En souvenir de cet événement, il fut même érigé une pierre salique à Djemaâ-Saharidj. En 1749 (an 1162 de l'hégire), la taqbilt (confédération) des At Betrun qui comprenait les tribus des At Yenni, At Wasif, At Buakkac, At Budrar, et celle des At Ubelqasem, aujourd'hui disparue (les villages la composant s'étant fondus dans les deux tribus des At Yanni et des At Budrar), se réunirent à leur tour aux At Wasif près de la mosquée de Tahamant pour décider de l'abolition de l'héritage des femmes[3].

 

Djemaa-Saharidj_Pierre salique_ph-Les-Tizis.jpg

 

Le texte[4] qui en a résulté comporte certaines précisions qu'il est utile de reprendre ici :

 

Le Très-Haut dans les décrets de Sa toute-puissance voulant faire prospérer le marché du samedi des Beni-Ouacifs, les marabouts des Beni-Betroun s’y réunirent avec les personnes irréprochables de leurs villages et l’imam de la mosquée de Tahamant.

Tout le monde se plaignit d'un état de choses dommageable, source de discordes, de troubles et de conflits dans les villages, les tribus et la confédération des Beni-Betroun. L'assemblée générale prononça donc à l'unanimité des voix :

- L'exhérédation de la femme.

- L'extinction du droit de retrait sur les biens immobiliers.

- L’extinction du droit de préemption pour les filles, les sœurs et les orphelins.

- La déchéance du droit au don nuptial pour la femme répudiée ou veuve.

 

Cette décision, applicable aux Beni-Betroun et à leurs alliés, est prise d'un commun accord. Vouloir remettre en vigueur les anciennes dispositions serait inique -et l'iniquité est chose réprouvée- car l'autorité de la coutume et de l’usage est inviolable et sacrée comme une autorité souveraine. Vouloir enfreindre et violer ce qui vient d'être établi serait provoquer des calamités, et attiser le feu de la discorde dont le Prophète a dit : « La discorde est incendiaire. Dieu maudisse qui l'allume et soit clément pour qui l'apaise ! »

Que tout profanateur de ce que nous consacrons ici soit accablé par le Seigneur sous l’opprobre, l'angoisse, la misère et l'ignominie dans ce monde et dans l'autre, qu'il soit de notre génération, de celles de nos enfants ou de nos petits-enfants jusqu'à la fin des temps ! Que nos marabouts et nos notables coupables de transgression soient frappés du même anathème ! Dieu leur en demandera compte.

 

 

Les décisions, comme on le remarque, vont au-delà de la "simple" exhérédation des femmes ; elles touchent à d'autres droits annexes (droit de préemption, de retrait, droit au don nuptial pour la femme veuve ou répudiée). La position des marabouts ne saurait, nous semble-t-il, s'assimiler à ce qui est souvent rapporté dans la littérature, à une "caution" islamique apportée aux décisions prises par les Kabyles. Dans le texte, les décisions prises les engagent fortement, puisqu'ils se promettent une série de malédictions au cas où ils les transgresseraient. Pour ce qui concerne les décisions prises et qui transgressent manifestement la loi coranique en matière d'héritage, il est tout de même significatif qu'elles aient fait appel au consentement de l'ensemble des tribus de la confédération. Du point de vue de sa justification, cette transgression de la loi coranique avait, tel que le rapporte le document une raison principale à savoir, éviter la discorde          (fitna)[5]». Or, la fitna (discorde) est considérée comme le pire des désordres qui puisse atteindre la communauté musulmane. La levée de la discorde et du désordre qu’implique la décision constitue un argument de force et de taille pour permettre aux légistes l'adoption de dispositions contraires aux dispositions coraniques. Dont acte. Enfin, cette transgression de la loi coranique n'aurait pas requis, selon nous, autant d'adhérents et une instance aussi importante (taqbilt ou confédération de tribus), si elle n'était pas ressentie comme telle, et d'autant mieux supportable qu'elle serait partagée par tous. Ce fait est d'autant plus remarquable que les articles concernant l'exhérédation des femmes sont les seuls à avoir un statut fédéral puisque, comme l'on sait, 1’emprise des qanouns est limitée au territoire du village.

 

GAHLOUZ_Les Qanouns kabyles_2011_couv.jpgMustapha GAHLOUZ

 

Les Qanouns kabyles

 

 

Éditions L’Harmattan

 

Paris. 2011

 



[1] D’ailleurs, dans l’Arrondissement de Tizi-Ouzou, lui-même, un certain nombre de tribunaux appliquent le droit musulman à leurs justiciables kabyles en ce qui concerne le statut successoral et que, dans le village de Beni Hinoun dans la commune de plein exercice de Tizi-Ouzou et le village de Aït Sellan de la commune mixte du Djurdjura, le principe de la vocation héréditaire de la femme est admis.

HACOUN-CAMPREDON P. 1921. Page 31

 

[2] HANOTEAU A. et LETOURNEUX L. 1893(1873). Pages 417-418

 

[3] Procédure que G. Tillion résume de façon humoristique, mais néanmoins vraie, distinguant trois manières d'évincer les femmes en matière d'héritage :

- premier degré : on applique le Coran. Nous sommes alors chez des gens très dévots, chez  des nomades ou dans une filiation matrilinéaire (Hoggar)

- deuxième degré : on viole le Coran mais en se donnant la peine de chercher à tromper Dieu en l’instituant comme héritier. On reconnait à cela l'Aurès oula PetiteKabylie.

- troisième degré : pas de habous, pas de Coran, rien aux filles, rien à Dieu : nous sommes maintenant chez les hommes de Grande Kabylie.

TILLION, Germaine. Le Harem et les cousins. Éditions du Seuil,  Paris 1966. Pages 177-178.

 

[4] Le texte sur lequel nous nous basons est rapporté par Hanoteau et Letourneux dans le tome III de leur ouvrage  "La Kabylie et les coutumes kabyles". Le texte original fut retrouvé selon Basagana et Sayad en 1868, et une version fut publiée en 1895 par Patorni. Il est extrait de la "Revue Africaine", bulletin des travaux de Société Historique Algérienne. N°219, 1895. Page 315.

BASAGANA R. et SAYAD A. Habitat traditionnel et structures familiales en Kabylie. Alger, C.R.A.P.E., 1974. Pages 91-95.

Voir aussi : SAYAD A., "Aspects juridiques du droit d'entretien et de l'exhérédation des femmes dans la coutume kabyle", in TISURAF N° spécial. 4-5. 1979. Pages 196-204.

[5] Un extrait du qanoun de Flisset Oumlil explicite cette notion de fitna (discorde) : Lorsque la coutume est établie, celui qui y contrevient ouvre une large porte entre les musulmans, et est prêt à faire la guerre civile. Or le Dieu tout haut a dit « la guerre civile est plus mauvaise que le meurtre. »