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03/08/2008

À TRAVERS LA KABYLIE ET LES QUESTIONS KABYLES (FRANÇOIS CHARVÉRIAT)

Quoi qu’il en soit, un certain nombre d’élèves ont été réunis (1). Le petit Kabyle est très intelligent, et se trouve servi par une bonne mémoire. Les maîtres trouvent certainement des esprits assez ouverts pour mettre en exercice leur savoir.

Le fond de l’instruction qu’ils donnent est formé par le français, l’arithmétique, l’histoire et la géographie. Ces différents points ne peuvent être vraiment enseignés aux jeunes indigènes que d’une façon éminemment pratique. Certains instituteurs l’ont compris, et c’est en parlant avec leurs élèves, en leur nommant les divers objets qui peuvent tomber sous les yeux, en provoquant des questions et y donnant des réponses intéressantes, qu’ils parviennent à leur inculquer assez rapidement quelques notions utiles.

Des méthodes originales ont même été inventées. C’est ainsi qu’une institutrice a imaginé, m’a-t-on dit, un curieux système d’enseignement simultané de la géographie et du français. Chaque enfant a été baptisé du nom d’un département : il y a l’élève Pas-de-Calais, l’élève Manche, l’élève Bouches-du-Rhône, etc.. C’est une géographie vivante de la France. Mais n’y a-t-il pas quelque risque de faire naître parfois un peu de confusion, quand, pour empêcher le Pas-de-Calais de taquiner la Manche, on les sépare par les Bouches-du-Rhône ?

 

Tous les maîtres n’ont pas la sagesse de s’en tenir aux notions élémentaires, voire à la géographie amusante. Beaucoup veulent, à tout prix, faire montre de l’ensemble des connaissances qu’ils ont acquises dans les écoles normales. Ils n’épargnent à leurs enfants aucune des anomalies de la grammaire française, s’évertuant à les mettre en garde et contre les singularités du subjonctif, et contre les inconséquences du pronom, et contre les pièges du participe. Nourris de belles-lettres, ils enseignent à leurs pouilleux les délicatesses de la poésie française. Ils leur font apprendre des vers; et même ils les forment à chanter, pour les voyageurs de haute marque, des odes de circonstance.

Comme le fait très bien observer Paul Bert, dans ses "Lettres de Kabylie" (2), « l’instituteur enseigne ce qu’il sait, ce qu’on lui a appris à enseigner, ce qui est estimé dans les écoles normales et apprécié de MM. les inspecteurs... Un jour, ajoute Paul Bert, dans une école de la Grande Kabylie, l’instituteur me montrait avec fierté des enfants qu’il préparait au certificat d’études. C’est là une conception délirante. Le certificat d’études : les casse-tête de l’arithmétique, les Mérovingiens, les subtilités de la grammaire, les bizarreries de l’orthographe ! Dans une autre, je prends le cahier de rédaction du meilleur élève. Dictée :.... je vous le donne en mille, les remords de Frédégonde ! .... Mais ces enfants, familiers avec Brunehaut et les intérêts composés, je leur demandais en vain l’étendue de la France, le nombre de ses soldats, le bien qu’elle a fait à leur pays, leurs devoirs envers elle. »

 

Les systèmes se jugent à leurs fruits. Pour apprécier la méthode d’instruction appliquée eu Kabylie, il suffit d’en connaître les résultats. C’est d’abord un point certain, que le jeune Kabyle prend, au contact de son maître, quelque teinture de français. Il peut évidemment en tirer profit, quand, devenu grand, il va au loin se livrer au commerce ou travailler chez les colons. Mais que fait-il pour tout le reste? Grâce à la promptitude de sa mémoire, il parvient très vite à retenir ce qu’on lui serine. Certains enfants sont même surprenants à cet égard. C’est ainsi que précisément à Ait-Hichem, où nous passons en ce moment, un petit prodige a pu donner mot à mot à M. Buisson, inspecteur général de l’instruction primaire, qui accompagnait M. Berthelot dans son voyage, la liste des ministères qui se sont succédés depuis Louis-Philippe. Il paraît d’ailleurs que la plupart des élèves s’intéressent à l’histoire; mais ce qu’ils en retiennent le mieux, m’a-t-on assuré, ce sont les batailles perdues par la France.

 

(1) Au 1er juin 1887, les écoles d’instruction primaire française établies en Kabylie avaient 2.863 élèves, dont 204 filles seulement, pour une population comptant plus de 300.000 âmes. (Voir le Bulletin universitaire de l’Académie d’Alger, juin 1887,p. 89.)

L’assiduité a beaucoup diminué en 1888 dans certaines localités. On me parlait, vers la fin de mai 1888, d’une école où le nombre des élèves était tombé de 60 à 12.

(2) PAUL BERT, Lettres de Kabylie, 1885, p. 63.

Paul Bert est un des rares hommes d’État qui aient à peu près connu l’Algérie et particulièrement la Kabylie.

 

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FRANÇOIS CHARVÉRIAT

Huit jours en Kabylie

À TRAVERS LA KABYLIE ET LES QUESTIONS KABYLES

Librairie Plon, 1889