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09/02/2010

C’était notre terre (Mathieu BELEZI) 2

 

— Allah a été généreux, remercie-le ma fille

je m'agenouillais à ses pieds et récitais une prière

        Ô Dieu Unique... Ô Éternel

il posait sa main sainte sur ma nuque et je sentais la chaleur de sa paume me pénétrer et dissoudre les noires pensées qui avaient traversé l'esprit tout au long de la journée, mes jambes devenaient aussi molles que celles de la vieille Aamma, couchée jour et nuit et que son gendre portait sur ses épaules quand elle voulait se déplacer, mes paupières se fermaient, j'avais peine à finir ma prière et je manquais à chaque fois de m'endormir, il fallait que mon grand-père me surveille, et me secoue, et m'envoie à la cuisine préparer le repas

          Va, ma fille, ce n'est pas le moment de t'endormir, j'ai faim disait-il en se caressant le ventre, les yeux agrandis par la gourmandise

          Tu n'entends pas mon ventre qui gargouille ?

je me levais, les jambes flageolantes, et j'allais préparer de la semoule, casser des œufs, peler des pommes de terre, rajoutant un morceau de bois quand les flammes du feu se mouraient,

j'écoutais avec soulagement le remue-ménage de la cigogne, revenue à son nid, et qui arpentait de long en large le toit

cloc, cloc, cloc

c'était une présence qui me rassurait, je ne sais pas pourquoi mais j'imaginais que son bec était capable de tenir à distance les djenoun les plus féroces

cloc, cloc, cloc

une fois que tout était cuit, j'apportais le repas sur un plateau, je m'asseyais en face de mon grand-père pendant qu'il remerciait Dieu, ensuite nous mangions en silence, éclairés par la seule lumière de la lampe à pétrole, le feu craquait et jetait des étincelles dans l'ombre, et là-haut la cigogne frottait son bec sur une pierre

comme elle le fait encore à Montaigne pour que j'oublie la nuit et le corps mort de madame

je fixais la barbe de mon grand-père en cherchant à savoir où était sa bouche dans cette masse de poils, il me semble ne l'avoir jamais vue, le froid montait le long de mes jambes ou bien c'était la chaleur que je sentais inonder mes cuisses, la chaleur des étés de montagne qui énervait les chèvres et poussait les serpents à venir se rafraîchir jusque dans notre cuisine

satanés serpents à qui je tranchais la tête avec une pelle

et lorsque nous avions fini mon grand-père s'essuyait la barbe et me parlait de mon avenir

        As-tu réfléchi à ce jour plus très éloigné où je serai mort et où tu seras seule ?

je lui répondais qu'un marabout tel que lui ça ne meurt pas, ça vit éternellement pour le bonheur de ceux qui ont besoin de sa parole, ça s'arrange avec Dieu pour éviter les maladies

        Éternellement

répétais-je, et il se mettait à rire, flatté que je respecte à ce point sa personne, mais je voyais bien où il voulait en venir, depuis un certain temps je le voyais même que trop bien, et après avoir ri il caressait sa barbe, se raclait la gorge, et entrait dans le vif du sujet

        Sache que je mourrai lorsque mon heure sera venue, et cette heure est plus proche que tu ne le penses

j'avais seize ans et je ne savais pas que la mort est une pierre dans le coeur, et qu'au bout du compte le coeur finit par en mourir, mon grand-père me l'expliquait tous les soirs, mais je ne l'écoutais pas ou ne voulais pas l'écouter, je n'écoutais que la cigogne, son pas

cloc, cloc, cloc

sur le toit de la maison, je ne regardais pas l'homme qui mangeait une fois par semaine avec nous, un homme doux comme un agneau mais avec une tête de chameau, un nez de chameau, des yeux de chameau, je ne répondais pas à mon grand-père qui me demandait si cet homme me plaisait, si j'étais sensible à son intelligence, à sa piété, à sa droiture, si je me sentais capable de l'aimer, de lui obéir, de le servir, je ne répondais rien jusqu'à ce que je me mette à hurler

          Non!

à trépigner sur place

          Non et non !

avant de me jeter sur le lit et de pleurer à chaudes larmes ; d'un coup la cigogne s'immobilisait, le feu étouffait dans ses braises, je n'entendais plus que mes sanglots, la plainte de tout mon corps qui refusait ce mari que mon grand-père avait décidé de me donner afin qu'à sa mort je continue à vivre dignement ma vie de femme

          Tu l'épouseras

disait-il avec une voix de sage

          Tu l'épouseras parce que cet homme est mon ami

 

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