15/02/2010
C’était notre terre (Mathieu BELEZI) 3
– Tu l'épouseras parce que cet homme est mon ami
continuait-il avec une main de sage qui crispait sur mon poignet en révolte les nœuds de ses doigts, et je crois bien que je n'aurais pas pu faire autrement que d'épouser cet homme aux yeux de chameau si mon grand-père n'était pas mort un jour d'hiver
paix à son âme
car c'est un jour d'hiver qu'il est mort, un jour où le froid fendait les pierres et poignardait les oiseaux en plein vol, comment s'est arrangé l'ange des ténèbres pour traverser la glace du ciel ? mystère, toujours est-il que c'est en ce jour d'hiver que l'ange est apparu, frappant sept fois contre notre porte avant d'entrer et d'aller se réfugier, couvert de neige et les ailes gelées, près de la cheminée, je l'ai bien vu, j'étais assise en train de coudre, enroulée dans un burnous qui me tenait chaud, à la lumière de la lampe à pétrole j'ai remarqué qu'il s'échappait d'entre ses lèvres une haleine blanche qui faisait pitié à voir, combien de temps avait-il volé dans les airs glacés avant de se poser sur les toits de notre village ? il ne disait rien, il regardait devant lui sans se plaindre, il attendait, j'ai abandonné le pantalon que je rapiéçais et je suis allée dans l'autre pièce pour avertir mon grand-père, mais je n'ai pas eu le temps de lui parler, il m'a dit
— Je sais
et puis il a fermé les yeux, croisé les mains sur sa poitrine qui s'est soulevée une dernière fois avant de retomber dans un grand soupir de soulagement, c'était fini, mon grand-père venait de mourir, il était mort, devant moi je n'avais plus que ses os et le peu de chair qui les recouvrait, il ne m'avait pas menti, même si j'avais voulu croire le contraire Dieu ne lui avait pas plus donné de temps à vivre qu'aux autres hommes, alors je me suis mise à pleurer dans les plis de sa chemise, embrassant ses pieds morts, ses mains mortes, son front mort, jusqu'à ce que j'entende un bruit de porte refermée
— Qui est là ?
ai-je crié, avant de comprendre que c'était l'ange qui s'en allait, je me suis précipitée pour lui offrir un verre de thé, mais il était trop tard, l'ange était reparti, emportant sous son aile l'âme sainte de mon grand-père, il ne neigeait plus, le ciel s'était dégagé afin de rendre moins pénible le voyage retour de l'ange, j'ai vite pris l'échelle, l'ai appuyée contre le mur, et je suis montée sur le toit voir dans quelle direction il s'envolait, mes mains en visière j'ai cherché dans l'azur quelque chose qui puisse ressembler aux ailes d'un ange, j'ai cherché longtemps, j'appelais
— Grand-père !
ou bien
— Ange ! Ange, montre-toi s'il te plaît !
je scrutais les quatre coins du ciel, me contorsionnais comme une possédée
– Ange !
pieds nus dans la neige, ignorant le vent du nord qui descendait des collines et me coupait la respiration, bientôt je n'ai plus eu la force d'appeler et je me suis remise à pleurer, j'ai pleuré dans la neige et j'ai pleuré devant le feu de la cheminée qui rôtissait mes pieds, et lorsque la nuit est arrivée j'ai rassemblé mes affaires, bien peu de choses, j'ai pris l'argent que mon grand-père gardait dans une boîte, j'ai enfilé sur moi tous les vêtements que j'ai pu, j'ai mis dans un sac des fruits secs et du pain, et à minuit je suis sortie de la maison, sans un regard pour la chair et les os de mon grand-père, sans un adieu pour les voisins, j'ai pris la route qui s'éloignait du village, qui fuyait la Kabylie, je marchais dans la neige, dans le silence de la neige qui avait tout englouti, un chien est venu renifler mes bottes et m'a accompagnée un bout de chemin, et puis il s'est arrêté au milieu de la route, et moi j'ai continué parce que je ne voulais surtout pas que l'homme aux yeux de chameau m'épouse, je ne voulais surtout pas l'aimer, le servir et lui obéir, alors j'ai continué à marcher, avançant contre le vent, contre la peur aux yeux de djinn, contre l'envie de dormir qui me fermait les yeux, j'ai marché jusqu'à ce que le jour se lève, jusqu'à ce qu'un camionneur m'embarque dans son camion
- Où vas-tu ?
- À Alger rejoindre ma tante
j'ai dit à Alger comme j'aurais dit à Bougie ou à Tizi-Ouzou, et j'ai fait avec le camionneur un long trajet à travers des gorges où il n'y avait plus de neige, j'avais envie de vomir mais je serrais les dents et essayais de penser à autre chose, le camion crachait une fumée noire dans les montées, son moteur avait des rugissements de démon, toute sa carrosserie se secouait, et quand il basculait de l'autre côté, dévalant des pentes vertigineuses, il grinçait des roues, dérapait dans les virages, montait sur les talus, j'en avais le coeur soulevé, moi qui de ma vie n'avais grimpé dans un véhicule moderne
— Tu as peur, petite ?
disait le camionneur, je répondais en hochant la tête
— Il ne faut pas, c'est un bon camion qui n'a jamais fait de mal à personne
…
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Commentaires
le livre sort en poche ce mois ci (pour ceux qui ne l'auraient pas encore lu)
Écrit par : nadia | 15/02/2010
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