18/05/2010
Les voleurs de rêves (Bachir HADJADJ)
Préface de Jean Lacouture
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L’extraordinaire intérêt du livre de Bachir Hadjadj réside dans la sincérité du ton, dans l’intrépidité du témoignage. Peu importe que cette liberté de ton doive quelque chose au fait que l’auteur écrit et publie en France où il s’est installé, et n’a pas de comptes à rendre à un pouvoir, celui d’Alger, qui ne passe pas pour être très tolérant. Le fait est que cette Algérie « à livre ouvert » a quelque chose d’envoûtant.
On peut reprendre l’auteur sur quelques points, comme l’évocation qu’il fait de l’interminable « conquête ». Non pas qu’il en décrit à juste titre les plus horribles épisodes – massacres, enfumâdes, spoliations massives – mais parce qu’il suggère que les français restent tenus dans l’ignorance de ces crimes collectifs. On n’en finira jamais avec ce qui est révélé, de la conquête et de la colonisation, par l’enseignement public. Mais il n’est guère de citoyen français qui ne puisse, dans l’immense bibliographie algérienne, proposée par l’université française, matière à réfléchir sur ce qui se cache derrière les mots de « conquête » et de colonisation.
Ce n’est pas par là que le livre-témoignage-mémorial de M.Hadjadj nous captive. C’est par l’évocation merveilleusement sensible d’une continuité, celle du clan familial des Mérachdas, pasteurs quasiment nomades du plateau du Hodna, chassés de leur territoire au temps où Napoléon mourait à Sainte Hélène, avant même l’ouragan colonial, par les criquets, et peu à peu sédentarisés, puis embourgeoisés dans le Sétifois.
Longue marche, du temps des odjacks ottomans à celui où des bureaucrates de ce que l’auteur appelle l’« Efélène » tentent de tirer le meilleur parti de leur pétrole et de leur gaz avec leurs homologues post-soviétiques…Longue marche, de M. de Bourmont à l’Emir Abd el-Kader, de Bugeaud au « royaume arabe » de Napoléon III, des spoliations massives de la fin du siècle aux timides tentatives de M. Violette, du rugissement prophétique de Messali aux tragédies de Sétif, de Guelma, des Aurès, d’Alger…
Mais ce qui donne tant de saveur à ce mémorial, c’est le portrait brossé par l’auteur d’une collectivité familiale du Nord-Constantinois, du berger des hauts-plateaux au « mauvais » garçon de la rue de Sétif et du caïd enrubanné de légion d’honneur à l’étudiant grenoblois passé au maquis de la frontière tunisienne- lui-même. C’est surtout le portrait à l’emporte-pièce du père de l’auteur, arrière petit-fils de Séghir (« le petit »), petit fils de Saad, fils de Saïd le luron ; il s’appelle Brahim, premier citadin de la lignée, Sétifois au turban superbe et au chèche soyeux. Ecrivain public, parfait bilingue, il s’engage en 1914 dans l’armée française, est grièvement blessé du coté de Verdun, rentre au pays un éclat d’obus fiché dans le crâne, et se retrouve caïd dans la Médjana.
Mais si Brahim n’est pas un ange, et son fils ne le donne pas pour tel, sa religion l’y autorisant, il se trouve à la tête de quatre épouses – et vingt ans plus tard d’une vingtaine d’enfants (lui dit quarante…). Il les bat (pas les enfants, les épouses), mais ce tyran domestique a une grande vertu : il croit à l’éducation, aux instituteurs –et pourquoi pas ? au curé. Pour envoyer ses enfants –filles et garçons- à l’école, il se ruinerait le caïd d’El Milia.
Et voici pourquoi son fils Bachir, passé de l’école du plateau sétifois à l’université de Grenoble, et des cadres de « Efélène » bureaucratisé par Boumediène à une retraite parisienne que l’on espère heureuse, écrit dans la langue d’Anatole France –qui goûtait peu la colonisation-- la très émouvante, très critique, très instructive saga d’une famille d’Algérie.
Les voleurs de rêves
Éditions Albin Michel
2007
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