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20/05/2010

Les voleurs de rêves (Bachir HADJADJ) 2

 

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Education sanitaire !

... Mon enfance a été marquée par la menace de la mort, toujours présente. Elle emportait souvent et surtout des enfants, chez des voisins, ou bien dans la famille proche. Loubna, la fille de Khédidja, était morte à dix-huit ans de tuberculose. Avant ma naissance, M’ma avait perdu deux petites filles, Fadhila, d’une diarrhée, et Khédidja, des suites d’une rougeole ; j’étais aussi né avec un jumeau qui s’appelait Ahmed et qui, lui aussi, avait été emporté par une rougeole alors que nous avions à peine onze mois. Si ni M’ma ni mon père ne parlaient d’enfants décédés, c’était parce que, lorsque l’on évoquait la mort, on l’appelait, ils craignaient qu’elle ne revienne. A chaque alerte, M’ma se précipitait chez le taleb qui lui recommandait cataplasmes et amulettes. Fatima, elle, n’était pas partisane de ces pratiques traditionnelles, et même se moquait parfois affectueusement de la crédulité de ma mère en lui disant qu’elle préférait l’ordonnance du médecin aux abracadabras obscurs du taleb. Mon père aussi préférait éviter les taleb, il faisait appel au docteur Bertrand, du petit village du bord du Rhummel. Ce médecin de campagne n’hésitait pas à faire un peu d’éducation sanitaire lorsqu’il arrivait à se faire comprendre, car il ne parlait pas arabe.

Je revois mon père répéter à M’ma les conseils du médecin en cas de diarrhée, je le revois lui expliquer les microbes et lui montrer la casserole en fer émaillé dans laquelle l’eau et le riz devaient bouillir. Et, comme le docteur avait recommandé de laisser l’eau bouillir pendant dix minutes, mon père en avait ajouté cinq pour que ça fasse un quart d’heure tout rond.

Mm‘a, qui auparavant était elle-même prise de maux de ventre et de panique dès qu’un enfant était malade, finit par convenir que cette méthode était effectivement plus efficace que les amulettes. Des années après, elle répétait fièrement qu’à partir de ce jour, elle n’avait plus peur que la diarrhée lui emporte un enfant : maintenant elle savait ce qu’il fallait faire. « Que dieu bénisse le toubib Bitran [c’est ainsi qu’elle prononçait le nom de Bertrand] s’il est encore de ce monde » disait-elle chaque fois qu’elle parlait de lui.

 

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L’entrée en sixième.

Le français n’était pas notre langue maternelle et les épreuves étaient, comme le Jugement Dernier, les mêmes pour tous. M. Lebrun [notre instituteur] ne nous avait pas caché que les deux épreuves de français, une dictée et un résumé d’une lecture de texte, pouvaient constituer pour nous un écueil difficile. Alors, pour nous donner toutes nos chances, il nous avait organisé des cours séparés, avait prévu des devoirs de français supplémentaires, et même il nous retenait en classe quelques temps après l’heure de sortie pour nous expliquer une règle de grammaire, pour finir de corriger une dictée. Il voulait que nous réussissions et il prenait avec nous tous les moyens pour que nous arrivions ...

Le jour de l’examen, quant nous nous sommes retrouvés avec mon père, sur le terre-plein surplombant les gorges du Rhumel, devant le grand portail du lycée d’Aumale de Constantine, au milieu d’un très grand nombre d’élèves candidats, de leurs maîtres et de leurs parents, j’étais intimidé. J’avais presque peur, écrasé par cette nécessité de réussir. Il y avait beaucoup de robes d’été et de chapeaux à fleurs, beaucoup de costumes-cravates, beaucoup de chemisiers et de chemisettes aussi, mais très peu de gandouras et de burnous, de cela, je me souviens nettement ...

Constantine_Lycée de garçons d'Aumale.jpg

C’était au mois d’octobre 1949, le premier jour de la rentrée des classes au lycée. Nous étions, mon frère Hamdi et moi, à marcher aux cotés de mon père dans la rue la plus passante de Constantine, la rue Caraman, lorsqu’il a poussé la porte du plus grand atelier de photographie de la ville et, visiblement heureux aux anges, il nous a dit : « C’est un grand jour, nous allons en garder un souvenir ! ». Nous avons posé tous les trois : deux enfants d’une douzaine d’années encadrant un homme en costume traditionnel, ne portant pas sa cinquantaine, trois beaux regards, trois visages sérieux et sereins. Je garde encore précieusement cette photo et chaque fois que je la regarde, j’éprouve une émotion intense.

 

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Bachir HADJADJ

Les voleurs de rêves

 

Éditions Albin Michel

2007

 

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