22/05/2010
Les voleurs de rêves (Bachir HADJADJ) 4
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1964. Après l’indépendance.
L’Ordre moral. Il faisait terriblement chaud, ce jour là dans l’aérogare de Dar El Beida, ma femme venait d’arriver de France et nous étions allés au bar, le plus normalement du monde, pour nous désaltérer. J’avais commandé une bière et ne l’avait pas encore entamée lorsqu’un agent de police m’a demandé mes papiers, puis m’a conduit devant son chef, le commissaire de l’aéroport. Je venais sans le savoir de commettre un crime : algérien, musulman, je m’apprêtais à boire une bière ! Le commissaire se fit tout à tour méprisant, puis menaçant : « Les pilotes de la terre entière savent qu’en survolant l’Algérie ils survolent une terre d’islam, ce que toi tu sembles ignorer ! » me fit-il. Je fus sidéré d’entendre ce langage chez un commissaire de police. Mais je fus retenu dans les locaux de la police jusqu’au petit matin ...
Ainsi, le pouvoir s’arrogeait désormais le droit de me commander ce en quoi il fallait croire et comment il fallait croire, en d’autres siècles et sous d’autres cieux, cela s’est appelé Inquisition – l’une des périodes les plus noires de l’humanité-- ! Etait-ce là les décisions les plus urgentes dont l’Algérie avait besoin pour combler son retard sur le monde développé ? Et pourquoi ne pas lapider le couple adultère, ne pas couper la main du voleur ? En toute logique cela devait suivre. C’était peut-être ainsi que le Efélène voyait la transformation profonde de la société.
Je ne pouvais pas m’empêcher de penser aussi que de telles décisions, populistes et démagogiques, étaient le sceau de l’illégitimité de ce régime, qui exploitait les sentiments religieux que le peuple avait à fleur de peau en lui faisant croire que la religion était en danger et que les lois qu’il prenait contre les mécréants de mon espèce étaient destinées à la sauver. Les dirigeants caressaient le peuple dans le sens du poil, pour se faire aimer de lui à défaut de s’en être fait élire.
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L’histoire officielle.
Et pour inventer à l’Algérie sa propre histoire, comme une propagande au service de son projet de culpabiliser les partisans de la modernité, [le Efélène, le parti au pouvoir] prenait, de façon tout aussi schématique, le contre-pied de l’idéologie coloniale. Si, pour cette dernière, l’Algérie n’avait été prospère que romaine et chrétienne et qu’elle l’était redevenue avec la présence française, pour le Efélène c’était exactement l’inverse : l’Algérie n’avait été prospère qu’arabe et musulmane, et elle l’était redevenue depuis l’indépendance. Tout ce qui avait précédé l’avènement de l’islam : la judaïté de l’Aurès et de la Kahéna, le paganisme de Massinissa et Jugurtha, la chrétienté d’Aurélius et de Saint-Augustin, était passé sous silence maximum, comme s’il s’agissait d’une tare. Je crois que si les responsables « Islamo-Efelène » avaient pu, ils auraient enfoui sous dix mètres de terre toutes les ruines romaines, les restes des basiliques chrétiennes et autres vestiges antérieurs à l’islam…Quant au fait colonial, il n’avait pas eu le moindre impact sur la société : c’était une période honteuse, marquée seulement par la francisation et la perte de la foi, et qu’il fallait donc taire et rejeter au plus loin et au plus vite, de peur qu’elle ne perturbe les certitudes de nos valeurs arabes et islamiques. Avec une telle interprétation, la construction d’une société démocratique et moderne, assimilée à un retour à la société européenne de la période coloniale, ne pouvait être que suspecte ou même condamnable.
Les voleurs de rêves
Éditions Albin Michel
2007
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