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20/09/2010

Souvenirs de TAOURIRT-MIMOUN (Mohammed ARKOUN) 2

 

 

Cet ensemble de données brièvement rappelées seront mieux comprises dans un événement socioculturel dont j'ai été l'acteur principal en 1952. Je venais d'obtenir ma licence de langue et de littérature arabes à l'Université d'Alger. Face à Mouloud si à l'aise, si favorisé par la naissance, l'histoire et la fortune, je ressentais, pour la première fois, une petite compensation aux handicaps sociaux de mon statut de « protégé » : je connaissais une langue, l'arabe, et avais accès aux sources de la religion vraie ; je pouvais donc m'autoriser à prendre la parole publiquement dans un foyer rural (sorte de maison de la culture) récemment créé par Driss Mammeri, docteur en médecine qui venait de s'installer au village pour le bonheur de toute la population (jusque là, il n'y avait qu'un humble dispensaire tenu par des Sœurs Blanches à Aït Larbâa, village voisin de Taourirt-Mimoun).

Driss Mammeri participait au prestige de la famille, notamment par l'aisance matérielle ; il était beaucoup moins engagé que Mouloud dans la culture et l'animation de la mémoire ancestrale ; mais parce qu'il était un Mammeri, il pouvait prendre l'initiative de créer un foyer rural pour offrir aux jeunes de tout le douar la possibilité inespérée de se rencontrer et d'organiser des activités culturelles. J'eus le privilège de participer à l'inauguration du foyer par une conférence sur La condition de la femme kabyle et l'urgence de son émancipation.

 

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Il y avait dans cette initiative plusieurs nouveautés de portée « sacrilège » : un obscur jeunet de ceux d'en bas prenait la parole devant un public élargi au douar (selon une coutume très établie, les représentants mâles des différents villages ne se réunissaient que pour des raisons très solennelles à ce niveau « confédéral » : enterrement d'une personnalité reconnue, règlement d'un problème commun, célébration d'un événement inhabituel). En outre, ce jeunet osait traiter d'un sujet tabou : l'émancipation des femmes sur lesquelles se concentraient les contrôles les plus tatillons et les contraintes les plus archaïques fixées par le code de l'honneur (al-nîf). Ce code, bien antérieur à l'islam, était superficiellement sacralisé par des références rudimentaires à une loi religieuse (sharî'a) médiatisée par des marabouts eux-mêmes plus enracinés dans la langue et la culture orales locales que dans les traités guère accessibles du droit dit musulman (fiqh).

La conférence eut lieu devant un public réjoui, intéressé, très jeune, ouvert. J'étais pourtant très mal préparé à une épreuve aussi redoutable, car, grandi dans une culture orale, j'avais intériorisé toutes les règles de l'autocensure et tout le rituel du discours et des conduites en public. En outre, certains concepts couramment utilisés en français ou en arabe, n'avaient pas de correspondants exacts en kabyle et j'avais peur, par dessus tout, de transgresser, soit un article du code de l'honneur, soit telle disposition du droit musulman ou de la coutume. Il est vrai aussi qu'une importante partie de l'auditoire communiait facilement avec ma gêne, puisqu'il ressentait les mêmes obstacles et les mêmes limitations dans une épreuve aussi inhabituelle.

On parla de l'événement dans tous les foyers et, bien entendu, Da Salem en eut connaissance. Son pouvoir d'Amîn était déjà déclinant depuis l'instauration d'une municipalité élue ; on n'avait donc pas sollicité son autorisation pour donner la conférence. Le lendemain, sûr de me retrouver au café où se réunissaient traditionnellement la plupart des jeunes, il vint vers moi levant sa canne en signe de menace d'une correction physique méritée, et fit cette déclaration publique qui résume parfaitement les modes et les voies de contrôle du discours social et du capital symbolique dans la société kabyle traditionnelle :

Fils de Lwannâs Ath-Waârab, me dit-il d'une voix menaçante au milieu d'un public étonné, comment as-tu pu t'autoriser à prendre la parole devant la confédération (lâarsh) des Béni-Yenni, sachant que ton respecté (dâdâk) Salem est toujours L’Amîn du village ? Ne sais-tu pas que tu appartiens à ceux d'en bas et que si quelqu'un doit prendre la parole en kabyle, il revient à dâdâk Salem de le faire ; et s'il faut la prendre en arabe, il revient à dâdâk Lwannâs de le faire et si, enfin, quelqu'un doit s'exprimer en français, seul Dâdâk al-Mulûdh (Mouloud) peut le faire ! Tu as transgressé les hiérarchies établies ; heureusement que ton père est connu pour sa droiture ; je t'invite à suivre strictement son exemple.

J'ai bien sûr demandé pardon à Da Salem, homme unanimement respecté ; j'ai expliqué que l'initiative de toute l'affaire venait d'un Mammeri et que j'avais voulu simplement préciser les rapports et les différences entre nos coutumes et le droit musulman qui n'avait jamais été appliqué en Kabylie (et ne l'a pas été jusqu'à l'indépendance de l'Algérie en 1962) ; en matière de statut personnel, les Kabyles pouvaient ainsi opter pour le régime kabyle, musulman ou français.

 

Mohammed ARKOUN

Humanisme & Islam

 

Éditions Vrin ; 2005

Éditions Barzakh ; 2008

 

Combats et Propositions (APPENDICE)

 

Commentaires

extra , merci , encore SVP

Écrit par : Djamel LACEB | 20/09/2010

extra , merci , encore SVP

Écrit par : Djamel LACEB | 20/09/2010

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