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22/09/2010

Souvenirs de TAOURIRT-MIMOUN (Mohammed ARKOUN) 3

 

 

Parmi l'assistance, ceux d'en-bas étaient choqués par un mode de domination qu'ils croyaient révolu ; d'autres, ne comprenant pas exactement l'enjeu de l'admonestation, furent simplement amusés de la scène. Mouloud et moi avons souvent commenté devant des amis divers -en riant et en faisant rire comme il savait bien le faire avec son art de conter- les propos et l'indignation de Da Salem. C'est une des dernières, mais très significatives manifestations des mécanismes de contrôle de la parole porteuse de pouvoir en société kabyle. L'authenticité ethnologique du propos est soulignée par l'emploi répété de Dâdâk qui souligne des rapports de respect, c'est-à-dire, en fait, de pouvoir de l'aîné sur les cadets dans la famille et, plus généralement, des plus âgés sur les plus jeunes dans toutes les relations sociales, l'âge pouvant signifier la sagesse, la connaissance et le respect strict du code de l'honneur, un sens de la dignité personnelle et du dévouement à la communauté.

Je n'ai pas été apostrophé par mon prénom, mais par un rappel généalogique qui me renvoyait à ma place et à mon statut dans le « clan » (dont le souvenir est pourtant très estompé depuis longtemps) et le village. De même, la mention de lâarsh souligne le caractère exceptionnel et solennel d'une audience qui dépasse celle du village. À ce niveau, L’Amîn est le médiateur ou porte-parole incontournable. Seul le « marabout » habilité à solliciter la bénédiction divine au début et à l'issue de toute réunion importante, peut valablement s'exprimer pour ajouter une consécration religieuse aux propos « séculiers » de L’Amîn. Au sein de Thajmayth (assemblée de village) les représentants des familles peuvent prendre la parole dans le code précis des ordres de préséance et sous la présidence de L’Amîn.

Un dernier trait intéressant de l'apostrophe de Da Salem est la remarquable ouverture à la connaissance de langues autres que le kabyle. L'arabe et le français sont considérées comme des langues de promotion culturelle et sociale (avec une prime supplémentaire pour l'arabe, langue sacrée du Coran et moyen d'accès aux enseignements de l'islam). La maîtrise de ces langues rehausse le statut non seulement de l'individu, mais de la famille. C'est pourquoi Da Salem réaffirme la vocation des Mammeri à contrôler, à gérer ces facteurs nouveaux (pour le kabyle) de mobilité sociale et, éventuellement, de transformation du capital symbolique qui cesse d'être lié exclusivement à l'usage du kabyle. Ainsi l'histoire met en mouvement des structures archaïques et les structures réagissent à « l'innovation » (la fameuse bid'a traquée par les juristes théologiens musulmans à une échelle plus vaste et avec les enjeux plus complexes de vérité divine opposée à la vérité humaine) par la voix de ceux qui y puisent la légitimité de leur pouvoir.

Il y a ouverture aux langues, mais monopolisation du prestige qu'elles confèrent, parce qu'il s'agit de renforcer un ordre ancien et non de le remettre en question par l'apport culturel de ces langues. Quand on compare cette attitude et celle du Front islamique du salut qui, dans l'Algérie de 1989-1999, réclame la suppression de l'enseignement du français pour assurer le monopole de l'arabe, on constate une régression de l'attitude pratique devant l'étude des langues comme voie d'émancipation de la société.

 

BROUTY-Charles-Djemaâ des Aït-Flane_mf.jpg

 

Mouloud Mammeri était, bien sûr, très conscient de toutes ces contradictions ; mais il poursuivait avec sérénité et confiance la tâche difficile de collecter et de publier les trésors de la littérature kabyle. Il avait le privilège de puiser à bonne source ; il demeurait très à l'aise dans le système de valeurs qu'incarnait et défendait son père ; je ne partageais pas cette aisance parce que, pratiquant les trois langues devenues enjeux de pouvoir et refuges d'identités conflictuelles après l'indépendance, je suis davantage sensible aux enrichissements que la personnalité algérienne peut recueillir d'une politique linguistique équilibrée et respectueuse des données historiques et scientifiques irrécusables. Mais ni l'Etat colonial, ni les Partis-États issus des luttes de libération n'ont pu se passer de la langue comme point d'appui et véhicule du pouvoir « légitime ». La colonisation a légué partout une situation idéologique qui ne pouvait générer que les attitudes rigides observées depuis une quarantaine d'années dans un grand nombre de sociétés de l'ex Tiers-Monde.

La leçon de Taourirt-Mimoun mérite ainsi d'être méditée, analysée, diffusée dans tout l'espace maghrébin : historiquement et anthropologiquement, les Maghrébins ont traversé et traversent encore -avec des lucidités et des obscurantismes variables- des tensions identiques à celles que Mouloud et moi -avec beaucoup d'autres- avons toujours érigées en exercices éducatifs, en efforts de recherche pour un humanisme maghrébin.

 

Mohammed ARKOUN

Humanisme & Islam

 

Éditions Vrin ; 2005

Éditions Barzakh ; 2008