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28/06/2011

La Vie est un grand mensonge (Youcef ZIREM) 2

Extrait

Les fleurs parfumées de l’œillet parsèment les nuits de Farid. Un rêve étrange. Toujours le même, chaque soir. Un rêve qui l’éloigne considérablement de son quotidien morose. Un rêve pour lequel il donnerait même sa vie pour qu’il se réalise un jour. Un jeune homme, un civil, un collier d’œillets autour du cou, est élu président de la République, il y a seulement un bout de temps. Il se débrouille fort bien et il a beaucoup de punch. Pourtant, au second tour des élections présidentielles, il n’avait battu son adversaire, de trois ans son aîné, que de quelques milliers de voix. Le choix fut difficile. Le souvenir des précédentes présidentielles, peu heureuses, est ainsi effacé. Depuis que les vieux responsables politiques et militaires ont été mis à la retraite, le pays a retrouvé la paix et la santé. Les barons de ce que l’on appelait le système ont été jugés et ont écopé de sanctions qu’ils ont amplement méritées. Auparavant, plus dure que cela a été l’élection d’une assemblée constituante, laquelle a laborieusement doté la République de lois claires et incontournables. Ainsi, la séparation du religieux et du politique a été clairement prononcée. À un certain moment, quelques illuminés essayèrent de parler d’État islamique mais leur discours fut rejeté par la population. Il est bien loin le temps où ils récupéraient aisément le mécontentement populaire. Désormais, ce ne sont plus les mêmes qui sont au pouvoir et, pour une fois depuis l’indépendance, les gouvernants sont véritablement légitimes. La crise de logement n’est plus aussi aiguë. Les milliers de logements inoccupés d’Alger sont maintenant habités. La même opération a été réalisée dans les autres villes du pays. L’argent transféré dans les banques suisses par les anciens dirigeants est aujourd’hui propriété du peuple. Les femmes sont heureuses et libérées ; le code de la famille n’est plus qu’un lointain mauvais souvenir. Le secteur du bâtiment carbure à pleine vitesse, de nombreux jeunes y sont récemment employés. L’impôt sur la fortune est opérationnel et participe à l’instauration d’une allocation chômage raisonnable. Les travailleurs de la terre et du domaine touristique voient s’ouvrir devant eux de nouvelles perspectives. L’or noir se vend bien et la compagnie pétrolière nationale a triplé sa production après avoir doublé ses effectifs. À plusieurs niveaux, une grande partie des gestionnaires ont été remplacés par ceux qui n’ont jamais trempé dans des combines douteuses. Les entrepreneurs privés sont encouragés et la bureaucratie est combattue d’une manière intransigeante. Les syndicats sont libres et ne sont pas dirigés par ceux qui ont fait leurs classes au sein du parti unique. Même la presse est incommensurablement libre et déjà plusieurs quotidiens ont augmenté leur tirage. Des publications nouvelles et de niveau sont sur les étals des buralistes et dialoguent réellement avec la population. Il est vrai aussi que leurs journalistes n’ont rien à voir avec la triste école du Tout va bien. Les Droits de l’homme sont scrupuleusement respectés et la torture, qui jadis avait fait ravage, est définitivement bannie. La justice est indépendante et ce n’est pas un vain slogan. Le pays est rempli de couleurs chatoyantes, le rire est revenu et la joie de vivre retrouve ses habitudes d’autrefois. À l’université, l’intelligence refait progressivement surface. Les sciences et la technologie y sont enseignées en français et en anglais, ce qui ne diminue en rien le mérite des deux langues nationales que sont l’arabe et le berbère. Le régionalisme a tendance à s’effriter vu que la médiocrité et la kleptocratie ne règnent pas. Les trabendistes ( trafiquants en argot algérien ) en tous genres sont mal vus. La culture reprend ses droits, les maisons d’édition ne chôment pas, leur activité est encouragée. En un laps de temps, ceux qui étaient privés de parole parce qu’ils n’avaient pas un nom ou parce qu’ils pensaient différemment sont publiés. C’est alors un foisonnement de créations éblouissantes. Beaucoup d’exilés sont revenus. Ceux qui étaient convaincus que rien ne changerait, un jour, au pays de leurs ancêtres, perçoivent la situation d’une autre manière et ont confiance en la jeune équipe dirigeante nouvellement élue. Ils ont décidé de ne plus repartir à l’étranger. « Le pays a besoin de toutes ses filles et tous ses fils », avait dit le jeune président de la République dans son premier discours. Son appel a eu des échos favorables. « C’est un rêve magique mais apparemment impossible et c’est terrible »‚ se dit à lui-même Farid.

 

ZIREM-Youcef_la-vie-est-un-grand-mensonge.jpgYoucef ZIREM

La Vie est un grand mensonge

 

Éditions Zirem 116 pages,

Prix: 260 DA

Date de parution: septembre 2005

21/06/2011

La vie est un grand mensonge (Youcef ZIREM) 1

 

Extrait 1 :

 

« Tel un forcené, Nacer monte rapidement les escaliers du pavillon de l’Institut du pétrole. Arrivé au quatrième étage, en un laps de temps, il est au bout du couloir où se trouve la chambre commune à Jeff et à Farid. Sans frapper à la porte, il y entre avec un terrible fracas. À bout de souffle, il s’écrie : « les frérots, les sales frérots ! » Allongés confortablement sur leurs lits respectifs, Farid savourait une chronique ciné de l’inimitable Serge Daney, parue dans Libération de la veille, tandis que Jeff terminait de lire Désert. À la vue de Nacer, hors de ses états, ils se relèvent d’un seul coup, prêts à la riposte.

- Les frérots, les sales frérots ! continue de râler Nacer.

 

- Qu’est-ce qu’ils ont encore fait ces frères musulmans de malheur ? questionne violemment Farid.

 

- Ils ont tué un étudiant, ils l’ont sabré.

 

- Où ça ? Comment est-ce que cela est arrivé ? demande avec une grande anxiété Jeff.

 

- À l’université de Ben Aknoun ; ils ont mis fin à sa vie parce qu’il avait affiché un appel à l’assemblée générale pour le renouvellement démocratique du comité de cité, bredouille Nacer.

 

- Et les gens du Mouvement, qu’ont-ils fait ? interroge Farid.

 

-Ils ont essayé de se défendre mais en vain. Les barbus étaient plus nombreux. Ils avaient des renforts importants. Leurs complices non-étudiants étaient une légion. Ils avaient des couteaux, des sabres, des haches.

 

Tout de suite après, Farid et ses deux amis sont dans les rues de Sedrem. La cité-dortoir est encore calme. Les habitants vaquent normalement à leurs occupations, cependant les Land Rover de la gendarmerie vont et s’en viennent d’une manière inhabituelle. En fin de journée, la triste nouvelle se propage dans toute la région. Les visages deviennent effarés, les regards torves sont à chaque coin de rue, les allusions à la vengeance, à peine voilées, sont sur beaucoup de lèvres. Les islamistes se font prudents et se regroupent dans les locaux qu’ils ont aménagés en mosquées. La nuit venue, les gendarmes de Sedrem découvrent dans la cour de l’Institut des industries légères un fourgon bourré d’explosifs et d’armes blanches, appartenant aux barbus. Les gendarmes ne font rien du tout. L’ordre vient d’en haut : il faut prêter main forte aux islamistes, il faut les aider afin qu’ils détruisent la revendication identitaire berbère. Le lendemain matin, Jeff et Farid sèchent leurs cours et prennent le train à destination de Tizi-Ouzou, la métropole kabyle. À leur arrivée au centre universitaire de Hasnaoua, des milliers de personnes sont déjà là. Elles attendent les moyens de transport en direction du village meurtri de Tiferdoudt. Sur ces collines oubliées, elles vont saluer pour la dernière fois, Amzal Kamel, lâchement assassiné le 2 novembre 1982, à l’âge de vingt-deux ans. »

 

 

ZIREM-Youcef_la-vie-est-un-grand-mensonge.jpgYoucef ZIREM

 

La Vie est un grand mensonge

 

Éditions Zirem 116 pages,

 

Prix: 260 DA

 

Date de parution: septembre 2005

 

13/06/2011

Description de Taguemount-Azouz (Charles GENIAUX) 2

 

TAGUEMMOUNT-AZOUZ (Taguemount-Azouz)

 

Suite :

 

La plupart des villages ne possédant pas même de cafés maures, par la volonté des caïds, il ne reste aux Kabyles qu'une seule distraction : la conversation. Bavarder pendant des heures, pendant des jours, suprême bonheur !  Saint Jean-Bouche d'or serait le plus grand des marabouts en Kabylie, s'il y était connu.

 Ce soir-là une cinquantaine de villageois, à croupetons ou dressés comme des hérons sur une jambe, l'autre genou ployé et le talon contre la muraille, écoutaient l’important Lounas Ben Ouala, un ancien chef, disserter sur les guerres de çof de sa jeunesse.

- Parbleu! commença-t-il en défiant d'un regard sévère ses auditeurs, les çofs perdent de leur force par votre faute. En ma jeunesse on disait :

 

«  Ouinnek aioun ith idlemen nir medhlourn » (Aide les tiens qu'ils aient tort ou raison), et on les aidait.

 

Un rire discret accueillit cette déclaration.

 

- Pour le çof, jadis, on risquait la mort et l'on eut abandonné sa famille.

 

Un murmure gronda. Lounas reprit:

 

- Vous trouvez ma proposition exagérée parce que vous acceptez les mœurs des Français. Maintenant quels sont ceux d'entre vous qui abriteraient des amis de çof poursuivis par la justice ?

 

- Nous! nous!

 

- J'en doute. Et qui porterait témoignage en leur faveur pour les sauver ?

 

- Moi ! Et moi !

 

- Je voudrais vous croire. Mais nous ne reverrons plus les beaux spectacles de ma jeunesse. Comme chef de l'Ir'erbien (çof de l'ouest) il m'est arrivé d'aller chercher, avec musique, étendard et cavalcade, un autre çof allié qui avait été battu par ses ennemis. Nous lui offrions une hospitalité magnifique. Maintenant c'est honteusement que vous recevez un homme condamné par les tribunaux français. Un ami de çof a-t-il tué son adversaire ; vous osez à peine lui donner asile. Je vous le dis, les grands jours sont passés.

 

- O Lounas Ben Ouala, raconte-nous ces grands jours, réclamèrent quelques jeunes gens.

 

- Soit. Donc, jadis, la poudre parlait aussi faci­lement que les hommes disent aujourd'hui des mots dans les djemaa. Une offense n'entraînait pas seulement la vengeance de l'offensé, mais du çof auquel il appartenait et quelquefois d'une confédération de çofs. D'ailleurs ces guerres restaient nobles et bien réglées. Ainsi, jamais je n'autorisai mes hommes à tenter la « razzia » d'un village sans avoir averti nos ennemis de la déclaration de guerre par une première détonation. Ils pouvaient ainsi se mettre sur leurs gardes.

 

 

Ouadhias&Djurdura_vus-de-Taguemount-Azouz.jpg

 

 

« En général nos combats avaient pour cause la violation d'une « anaya ». Vous le savez, il y a seulement cinquante ans, on ne pouvait se rendre dans un bourg voisin sans avoir obtenu « l'anaya » du notable d'un çof ennemi. Ce notable remettait son bâton, une bague, son burnous ou son chien comme preuve du sauf-conduit qu'il accordait. Or, quelquefois, il arrivait que dans le village hostile des hommes ne pouvaient s'empêcher de voler l'étranger. Aussitôt c'était la guerre pour venger cette parole d'honneur violée, la plus grande injure à notre sentiment.

 

Le Kabyle offensé venait se plaindre aux hommes­ de son parti qui, sans s'attarder en vaines discus­sions, remplissaient aussitôt leurs capuchons de figues, de galettes d'orge, et, en avant ! le fusil sur l'épaule. Les riches armaient les pauvres.

 

Quelle allégresse d'aller se battre. La vie nous eut semblé monotone si nous n'avions pas eu cette distraction. … » 

 

Charles GÉNIAUX

 

"Sous les figuiers de Kabylie"

 

(1914-1917)

 

06/06/2011

Description de TAGUEMOUNT-AZOUZ (Charles GÉNIAUX) 1

 

Un soir de juin à Taguemmount-Azouz (Taguemount-Azouz) : Vers l'occident c'est comme une liqueur d'or aperçue à travers un flacon de cristal. Sur la place du bourg, les Kabyles sont allongés comme des Antiques sur les terre-pleins dallés couverts de toitures qui forment les djemaa (1). Les visages, les lainages sont comme safranés par les réflexions du crépuscule  limpide.

 

Dans les ruelles qui sinuent au gré des construc­tions, les villageois ramassés dans leurs burnous sont accroupis, le menton aux genoux. Les uns à côté des autres, ils forment des chapelets dont chaque homme serait un grain. Pas un geste, pas un mot et visages inertes chez ces gens. Ils végètent dans leur repos comme ils ont végété dans leur lente action de ce jour.

 

  À la sortie de Taguemmount-Azouz sur le chemin pâle qui descend de la montagne, des petites caravanes de femmes, d'enfants, de chèvres et de moutons s'avancent et toutes ces jambes déliées, lui semblent à peine toucher le sol, soulèvent quelques flocons de poussière argentée. Les garçonnets sautent comme les cabris et les filles en tuniques cerise ou jaune canari semblent des fleurs. À l'horizon, l'éternel Djurjura, ce dominateur du paysage kabyle, apparaît presque diaphane. Enve­loppé par les couleurs du couchant, le Djurjura apparaît recouvert d'une housse somptueuse tissée d'argent, d'or, de pourpre, de verdure.

Taguemount-Azouz_Ancienne-Mosquée_Dessin-Henri-Genevois.jpg

 Du minaret j'entends bavarder dans les djemaa et je vois maintenant descendre par les venelles des villageois qui se sont coiffés du turban afin de faire honneur à l'assemblée.


 

 

  J'arrive à l'une des djemaa, - car chaque « çof » (2) possède la sienne, - au moment où de la galerie du minaret, le mueddin (muezzin), d'une voix che­vrotante que bien peu de Kabyles veulent entendre, annonce la prière du soir. Cependant, à cet appel, trois vieillards vont toucher un galet noir encastré dans le mur de la djemaa. Après avoir maintenu leurs mains sur cette pierre symbolique, ils les étreignent et font le geste de les laver ; puis ils prient, le front au sol. Prière hâtive ! Trois fois ils se prosternent comme s'ils étaient mus par des ressorts. Ils n'ont pas la solennité de l’Arabe en face d'Allah. Ces vieux Kabyles entendent parler autour d'eux et sont pressés de se mêler à la discussion.

 

 

À suivre

 

(1)     Djemaa. la mairie kabyle avant 1871 ; aujourd'hui les droits politiques ayant été retirés à ces montagnards  à la suite de l'insurrection, ]a djemaa n'est qu'un lieu de réunion

(2)   Çof, parti de mutualité offensive et défensive. Le village le plus chétif est partagé en deux on trois çofs qui se détestent. .

 

Charles GÉNIAUX 

 

"Sous les figuiers de Kabylie" 

(1914-1917)

 

Ernest Flammarion, Éditeur

Paris, 1917