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09/03/2012

L’an mil aux At-Yenni (Ramón BASAGANA) 3

 

Le soleil était déjà haut lorsque le jeune homme, épuisé mais radieux, traversa la cour pour rejoindre Mohand sous l’asqif * : « J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir, fit-il. Demain, inch’Allah, la fièvre va tomber ! »

- Inch’Allah!

Et la fièvre chuta.

 

Le soleil du lendemain se leva sur une demeure en joie. Ouardia allait mieux. Elle avait soif. Melha lui donna à boire du lait de chèvre, ce qui la ragaillardit vaillamment ; vers midi, elle demanda à se lever.

Les exploits du jeune étranger ayant fait le tour de la tribu, on se précipita aux At-Larba pour le voir de près et, surtout, pour le consulter. Quelqu’un ayant raconté que le père d’Alcym était médecin à Cordoue, il ne fit bientôt plus de doute pour personne que ce jeune homme était le propre « médecin du calife » ! 

Pas plus Melha que Mohand ne cherchèrent à démentir la rumeur.

Alcym consulta toute la journée. Un peu avant le coucher du soleil, Mohand apparut sur le seuil, engoncé dans son burnous : « Viens, on va faire un tour jusqu’à tajmaât **. J’ai à te parler. »

Ils croisèrent des femmes qui charriaient d’énormes cruches d’eau, des hommes tirant leurs ânes par la bride… Alcym se sentait chez lui. Le tintement d’un marteau sur une enclume lui renvoya l’écho des forges de Tolède. Les visages d’Abishag, de son père, de Rébecca… se bousculèrent avec douceur. Il sourit : que ce soit à Tolède, à Amfos ou ici, dans cette contrée sauvage, le rythme du martèlement était toujours le même : un coup long et une ribambelle de petits chocs, fer contre fer, jusqu’à épuisement des sons.

- Tu penses à ta sœur, n’est-ce pas ? fit Mohand.

- Non, mentit Alcym.

- C’est d’elle que je voulais t’entretenir.

Le pirate s’arrêta et fixa son jeune ami.

- Après ce que tu as fait pour ma fille, il serait mal venu de te refuser quoi que ce soit. Et pourtant, vois-tu, je n’affranchirai pas Rébecca.

Le jeune homme l’écoutait en silence. Il éprouvait le plus grand respect pour ce marin droit comme le maître-mât de ses bateaux, rude comme les chênes des At-Yanni, qui parlait comme les sages d’Orient et avait pour Ouardia les mêmes faiblesses que Samuel pour Rébecca.

- Réfléchis, poursuivit le pirate. Si je libère ta sœur, il te faudra la marier avec l’un des aventuriers qui traînent de par ici. Ou, pire, avec l’un de ces malappris qui peuplent l’autre rive. Les premiers vont l’engrosser et en faire une veuve, les seconds vont l’engrosser aussi et la traiter en esclave, comme mon bâté de gendre.

- C’est le lot de toutes les filles, se risqua Alcym.

- Rébecca mérite mieux. En la vendant à Abdelmalik, le fils d’Almanzor, je lui ouvre toutes grandes les portes de Cordoue.

Une fois de plus, le jeune homme trouva qu’il avait raison.

 

BASAGANA_TAJMAÂT (assemblée du village).jpg

Il n’y avait personne à la tajmaât. Ils s’installèrent sur un banc de pierre. Mohand parla de Bagdad, de ses palais, d’un certain Abou l-Qâcim, qui n’avait pas son pareil pour opérer les yeux. Alcym ne perdait pas un mot : son père avait déjà prononcé ce nom devant lui. Mohand ajouta que l’école de médecine de Bagdad était la plus prestigieuse au monde.

- Viens avec moi, poursuivit-il. J’ai besoin d’un médecin pour soigner ma cargaison d’esclaves. Une fois à Bagdad, je te présenterai à des amis juifs. Tu pourras t’inscrire à l’école de médecine et devenir aussi célèbre que Samuel, ton père ! Quant à Rébecca, elle prendra la route de Cordoue. Elle n’a plus besoin de toi.

Et comme un nuage sombre voilait le regard d'Alcym: « Les sentiers de notre destin sont faits d’une multitude de carrefours. Jour après jour, chacun nous croque des êtres chers. C’est comme ça, nous revoyons rarement ceux qui empruntent d’autres chemins que les nôtres. »

Melha vint à passer par-là et les salua.

- Un épervier plane au-dessus du village, commenta-t-elle. Son plumage est étrange. J’en ai jamais vu des pareils, de par chez nous.

 

Ramón BASAGANA

 

Roman de l’an mil

 

 

Éditions Les Nouveaux Auteurs

 

2012

 



* Sorte de sas entre la rue et la cour intérieure. Des banquettes latérales (idekkwanen)  permettaient d’y tenir réunion.

** Lieu d’assemblée, sorte de préau à l’entrée du village.

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