20/03/2012
Nuit de noces (Abdelaziz YESSAD) 2
…
La fillette remonta vers Tadart. Une vague tristesse ralentissait ses pas et elle traçait de grands détours pour amortir la raideur du sentier et rêvasser. La rêverie, vague, adoucissait ses yeux clairs, son regard que rien n’arrêtait, perdu qu’il était, inutile ; intérieur.
Elle voyait Smaïl s’engouffrer dans l’inconnu… Il était déjà homme, appelé à se débrouiller seul et elle reste une fillette à l’horizon clos ; il a tellement grandi et vieilli en une seule matinée… Je ne sais pas s’il va au paradis ou en enfer ; ça ne peut être qu’au paradis… Et les pensées de Loundja de revenir au trousseau… Posséder tant de vêtements à la fois, c’est merveilleux, et tout neufs encore !
Mais quitter ses parents, son village ? Etudier jour et nuit ? Etre partout surveillé !
Quand elle fit enfin de retour à la maison ce fut avec entrain et importance qu’elle expliqua à Zayna que Smaïl avait effectivement oublié ses papiers ; elle ne dit pas que le père l’avait grondé. Loundja tourna en rond, ne put s’attacher à rien, désemparée. Les enfants qui s’agitaient derrière elle, les femmes qui se croisaient dans la cour, affairées, n’existaient pas.
C’était peut-être cela le chagrin.
Pourtant elle se sentait excitée, une excitation qui alternait avec certain abattement. Elle demanda à aider Ldjouhar qui lavait la vaisselle, assise sur une pierre de la cour, une bassine entre les jambes. Loundja n’eut qu’une courte patience, le temps de rincer deux ou trois ustensiles avant de décider qu’elle ferait mieux d’aller chez sa mère. Elle s’assura que personne ne la regardait, renversa la bassine d’eau de rinçage et grogna un juron comme s’il s’était agi d’un accident. Elle se saisit d’un seau vide, cria qu’elle allait à la fontaine et sortit en coup de vent.
Elle n’alla pas directement à la fontaine mais d’abord chez sa mère. À chaque fois qu’elle désobéissait ainsi, avec délice, lui revenait un sentiment d’injustice qui la déchirait : pourquoi lui refusait-on de voir sa mère ? Un homme comme Lvachir, Ravah même, puisqu’il était l’aîné, vivaient avec leur mère et elle, à douze ans, même plus jeune… Et ceux, et celles qui n’ont plus de mère ? Elle pensa au petit Djamal dont la mère, une voisine, n’était plus de ce monde. Puis elle pensa à Smaïl : lui aussi devenait en quelque sorte orphelin…
Et ce fut d’un pas guilleret qu’elle continua son chemin mais elle dut bientôt ralentir, la tristesse l’avait rattrapée malgré tous ses efforts pour la distancer. Pourquoi sa mère, elle-même, ne voulait plus d’elle ; voulait-elle en fait d’elle ? Personne ne l’aimait ? Et Smaïl ? Heureusement qu’il y avait Smaïl ; mais maintenant ?
Et puis tous les garçons du village qui commençaient à la regarder d’un autre œil ! Son air farouche de fillette sauvage, les petits bourgeons de ses seins naissants, à peine perceptibles.
Loundja resta devant la porte de sa mère, indécise…Puis entra sur la pointe des pieds. La maison sentait encore le bétail, la chèvre. Loundja aimait cette odeur chaude et forte, grave et épaisse. Ldjida balayait la place des bêtes, deux chèvres et deux brebis qu’elle élevait pour des voisins, en association. Loundja resta longtemps à regarder sa mère avant de repartir sans être vue. Ainsi elle avait vu sa mère et évité de se faire gronder : « Ne leur donne plus l’occasion de te punir et de répéter partout que tu es une petite peste cachotière…Que c’est moi qui te demande de venir…Tu es une femme maintenant, qu’as-tu à traîner toute seule par les chemins ? »
…
Abdelaziz YESSAD
Nuit de noces
CHAPITRE XXII
Entreprise nationale du livre
Alger 1986
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