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21/05/2012

Les Porteurs d’orage (Bénamar MEDIENE) 2

En novembre 1967 Isssiakhem et moi, avons rejoint Kateb Yacine à Tikjda où des camarades du syndicat des cheminots l'avaient amicalement séquestré pour une cure d'eau, de sommeil et de silence.

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On s'est retrouvés dans un huis clos sanitaire salutaire et gâté par Ammi Arezki qui faisait office de gardien et de cuisinier au chalet des ouvriers des chemins de fer. Les soirées avec lui tenaient du prodige. Intarissable, drôle, iconoclaste, homme de foi mais blasphémateur par nécessité ou par accident, comédien de talent, maître de l'ironie et connaisseur coin par coin, homme par homme, fait par fait l'histoire de la guerre de libération dans sa région. Et naturellement de ce qu'elle est devenue dans tout le pays. Il était à lui seul une version kabyle et universelle des Mille et une Nuits. Il a réussi l'exploit de nous tenir muets pendant trois soirs, en hypnose, accrochés à sa bouche édentée. Sa bouche est le roman désopilant de sa vie. Phénomène rare : il est né sans dents comme tout le monde, mais lui l'est resté. Je suis né pas fini ! Déclarait-il, en mettant son handicap sur le compte d'une faiblesse séminale de son père ou sur un mauvais sort jeté à sa mère par des cousines jalouses. À en crever de rire.

«À l'Indépendance, ils m'ont offert un dentier ! À quoi peut bien servir un tel appareil quand on se nourrit, chaque jour qu'Allah nous accorde, de couscous au lait et de potage ? Non seulement ce truc m'arrachait des larmes de douleur, mais l'image que me renvoyait le miroir me faisait peur. C'était quelqu'un d'autre, un étranger que je voulais pas voir en moi ! Je l'ai donné à un édenté accidentel. Un dentier et un poste de gardien au pic d'une montagne voilà ce que notre Révolution m'a offert ! Un dentier, c'est pour manger mais moi je n'ai pas le même appétit que ceux qui me l'ont donné au cours d'une cérémonie officielle avec gâteaux secs et limonade tiède. L'emploi que j'ai obtenu, j'étais le seul candidat à le demander et à l'accepter. C'est un poste élevé ! Très élevé ! Il n'y a que Dieu au-dessus de moi, mais personne autour de moi. Sur ce pic, j'ai l'impression de continuer la Guerre de Libération, en solitaire et pacifiquement ! Je ne suis attaqué que par les ombres des cèdres et des nuées d'étourneaux viennent à l'automne vérifier que mon tour de garde est vigilant.»

Nous avions mal aux côtes. Les hoquets nous menaçaient d'apoplexie. M'hamed était plié, le buste penché aux limites du sol laissant le liquide des yeux et du nez librement couler. Impossible de comprimer nos rires, d'éponger les larmes, les rates menaçaient de rompre. Nous le regardions, hilares et bouleversés quand il abordait le chapitre de philosophie politique à rendre jaloux les savants de l'Institut.

« Nous avons été étouffés par les discours à la gloire d'untel et untel, à la gloire éternelle des Martyrs... un million et demi de martyrs, auxquels s'ajoutent les mères, les pères, les veuves, les frères, les enfants de martyrs... Ça en fait beaucoup au kilomètre carré ! Si tous sont des martyrs, qui va les honorer ? On va quand même pas recruter des coopérants pour leur rendre honneur et gloire. Il faudrait qu'ils soient circoncis et qu'ils réciter la Fatiha. Donc notre pays est touché par la grâce, c'est un paradis, le Paradis ! Et les autres qui n'ont aucun martyr dans leur famille, qui sont-ils ? Des étrangers ? Des intouchables ? Pour moi, un martyr c'est rare et comme la gloire, la sainteté ou la science ça ne s'hérite pas ! Quand il y en a un, c'est pour tout le monde ! C'est du symbole ! Regardez-moi bien, j'ai failli être tué plusieurs fois sans penser une seconde à l'auréole du martyr. Je faisais la guerre et j'essayais de survivre. Est-ce que j'ai   une tête de martyr moi ? Est-ce qu'un martyr édenté, célibataire et sans enfant tel que moi ça fait sérieux ? Aujourd'hui on a une organisation des Enfants de Chou­hada... »

Ammi Arezki s'arrête de parler, verrouille ses lèvres, soupire et se tape furieusement sur les cuisses comme pour évacuer un excédent d'exaspération... Se maîtrisant, il reprend : « Une organisation d'enfants de martyrs... D'abord ce n'est pas possible, un martyr ne peut pas avoir d'enfants, puisque pour être martyr il faut d'abord mourir ! Un martyr n'est pas un fantôme qui viendrait la nuit se couler dans la couche de sa femme et engendrer un héritier. ... »

Il avait, avec son groupe, tenu les maquis de Kabylie de 1955 à 1962. Ammi Arezki est resté, jusqu'à sa mort, au sommet de Tikjda comme une sentinelle veillant sur un camp déserté. C'est son Désert des Tartares, imageait Yacine.

 

 

Bénamar MÉDIÈNE

Les Porteurs d’orage

 

Éditions Aden

2003

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