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13/10/2012

IHITOUSSEN, le village des forgerons (Hamou AMIROUCHE) 2

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Les frères travaillaient d'arrache-pied durant la saison des labours, d'octobre à février, à forger principalement des socs pour araires, puis ils rentraient chez eux pour trois mois avant de retourner début mai façonner des faucilles ou des fourches pour la saison des moissons, et clouer des fers aux ânes, mulets et chevaux. Avant d'entamer le dur apprentissage de la forge, à l'âge de treize ans, mon père eut la chance rare de fréquenter l'école de trois classes, d'Aït Ikhlef qui desservait tous les «Aït Idjer», une région qui s'étendait de Hora et Aït Ghovri à l'Est jusqu'à Ifigha à l'Ouest. Il put ainsi apprendre quelques rudiments de lecture et d'écriture qui devaient déterminer l'essentiel de sa vie et de son destin.

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C'est ainsi qu'il apprit en déchiffrant le journal quotidien à Saint Arnaud (El Eulma) qu'un besoin de main-d'œuvre en France se faisait cruellement sentir, sitôt la guerre de 14-18 terminée. Un cousin lointain, Hamadache, du village voisin, Ivouyisfen, installé comme gargotier à Marseille, l'encouragea à tenter l'aventure. Il décida d'en parler à son père : «Si tu permets, Vava, il y a à peine de quoi occuper Arezki et Mohand dans cette forge. Avec ta permission et ta bénédiction, Rabah et moi pourrions tenter notre chance en France.» «Vous êtes trop jeunes pour partir si loin». «Non, vava ; fais-nous confiance» répondit doucement mon père. Je parle leur langue. «À deux, on s'en sortira.»

Mon père considérait qu'il était hors de question de partir sans la bénédiction de mon grand-père, à même de conjurer les malheurs : trop de fils furent broyés par une calamité aussi soudaine que prévisible quand la malédiction des parents, «ed'oussou», était lâchée sur eux sans retenue. C'est ainsi que mon père et son frère Rabah âgés respectivement de 16 et 18 ans franchirent la Méditerranée en 1920. Après un court séjour à la gargote de Hamadache à Marseille, où ils servirent les repas en échange du gîte et de la nourriture, ils se retrouvèrent à Clermont-Ferrand aux usines Michelin. Très vite, ouvriers spécialisés affectés au tournage, leurs économies transférées à Ihitoussen permirent à leur père d'acquérir trois champs de figuiers et... la première vache de l'histoire du village.

Quand elle arriva, escortée par une douzaine de parents et cousins de Mohand, et intriguée par tant de sollicitude, le village lui réserva un accueil triomphal et entra en ébullition. «C'est l'équivalent de dix chèvres» murmurait-on. «Oui, mais le goût du lait de chèvre est incomparable». D'autres voyaient déjà au-delà du lait et du beurre et salivaient à l'idée d'un couscous gigantesque offert à toute la tribu. «D'accord, mais la viande est bien meilleure pour la sauce de couscous». Finalement, la vache séjourna très peu dans le village montagneux où il n'était pas question de la laisser dehors exposée aux attaques de chacals ni dedans où l'étable minuscule permettait à peine d'accommoder une chèvre et son petit. Elle fut sacrifiée à l'occasion d'une «Thimachrat», une fête traditionnelle qui permettait à chaque famille moyennant une somme d'argent d'avoir sa part de viande.

Les deux frères travaillèrent trois ans dans les usines de Michelin. Mon oncle Rabah, des années après, ne tarissait pas d'éloges pour la région de Clermont-Ferrand où les pommiers et poiriers poussaient «dans la forêt» et permettaient chaque dimanche, pendant la saison de remplir des sacoches de «frouits» mûrs et parfumés. Puis l'ordre d'appel au service militaire força mon père à rentrer au pays en 1921. La guerre du Rif au Maroc venait d'éclater et elle suscita un engouement singulier mais mitigé chez mon père. Pendant qu'il effectuait son service militaire, à Dellys, il se demandait avec une grande appréhension s'il n'allait pas devenir le deuxième insoumis de la famille au cas où il serait envoyé au Maroc combattre Abdelkrim, futur héros d'épopée qui devait tailler en pièces une colonne de l'armée espagnole dans le Rif.

En effet, je l'appris des années après, une armée espagnole forte de 60.000 hommes fut presque totalement anéantie dans la bataille d'Anoual et le général Sylvestre qui la commandait devait se suicider. Il fallut l'intervention de la France, puissance occupante, qui craignait la «contagion» et ne reculant pas devant l'utilisation d'armes chimiques pour vaincre les troupes rifaines en 1924.

Ce qui sauva mon père fut, nul doute, son niveau d'instruction. Il fut promu «caporal d'ordinaire», chargé de l'intendance et échappa à la terrible épreuve d'affronter ses frères et redoutables guerriers qui, d'après la légende ne tiraient jamais une balle avant de lui murmurer «wakeltlek Rabbi wa n'bi idha ma jit'ch fel ham aw filaâdham» (Dieu et le Prophète te demanderont des comptes si tu ne te loges pas dans la chair ou l'os de l'ennemi). Naturellement, jamais il n'aurait imaginé que des Marocains, conduits par leur officier français, allaient un jour de mai 1945 envahir et dûment piller sa demeure et assister, sans état d'âme, à son supplice devant sa famille éplorée et impuissante.

Démobilisé en 1924 ou 1925, il repartit en France, cette fois-ci seul et à Paris où, en sa qualité de forgeron, il fut embauché encore comme ouvrier spécialisé. C'est là que son destin devait emprunter le tournant décisif qui imprima un souffle nouveau à son existence même si sa famille devait quelque peu en pâtir. Tout commença, d'après mon père, en 1925 quand l'Etoile Nord-africaine (ENA) naquit des cerveaux de quelques nationalistes menés par l'Emir Khaled et Hadj Ali Abdelkader. Apparue dans le cadre d'une association satellite du Parti Communiste Français, «l'Union inter coloniale», qui regroupait les ouvriers originaires des pays colonisés,

 

Hamou AMIROUCHE

Un an avec le Colonel Amirouche

 

Casbah Éditions

2009, Alger

 

 

Chapitre 2

IHITOUSSEN, LE VILLAGE D'ORIGINE DES FORGERONS D'ALGÉRIE

 

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