18/10/2012
OUZELLAGUEN (Hamou AMIROUCHE) 1
(En janvier 1958)
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L'armée française, sans doute renseignée monta une opération de ratissage de la région d’Ouzellaguen où nous nous étions rendus en inspection, à la suite de l'évacuation soudaine du village par l'armée française. Une rencontre inopinée égaya ma soirée : Messaoud Ouchouche, un camarade de l'école de Tazmalt et un ami d'enfance était là. Si Mohamed Zermouh, de même que le bataillon de choc de Chaïb Mohand Ourabah superbement armé d'une partie des mitrailleuses d'El Hourane, y étaient installés quand nous sommes arrivés. Je me rappelle encore ma surprise d'apercevoir le lieutenant Chaïb Mohand Ourabah, se promenant imprudemment au village, sans kachabia, son uniforme et son calot rouge visibles pour n'importe quel observateur des camps avoisinants et notamment celui d'Ighzer-Amokrane.
Le lendemain de notre arrivée, vers 8 h du matin, le chasseur T6, l'obsession de tout Moudjahid, fit son apparition au dessus du village et les sentinelles signalèrent l'arrivée d'un peloton de l'armée française.
Les djounoud du bataillon de choc se déployèrent, l'un après l'autre, pour éviter d'attirer la mitraille du T6 et allèrent à la rencontre des soldats français qu'ils attendirent, embusqués derrière les maigres buissons de la région ou derrière les murettes de clôture de séparation des champs de figuiers et d'oliviers. Si Amirouche et notre petit groupe s'éparpillèrent et montèrent vers les crêtes mieux pourvues de bruyères et d'oliviers touffus. Le T6 piqua vers nous et je me rappelle encore la crispation de tout mon corps et le tremblement qui envahit brusquement mes genoux, lorsque je me rendis compte que la crosse de ma mitraillette qui faisait une bosse énorme sous ma kachabia allait déclencher la mitraille de la du chasseur.
Mais une fusillade nourrie se fit soudain entendre bas, à l'orée du village et le T6 vira vers l'accrochage. Notre petit groupe grimpa encore de quelques centaines de mètres et s'installa sous les chênes. Plus haut que nous, se dressaient les pitons dénudés du Djurdjura derrière lequel se nichait le village d'Aït Zikki. Mais il était hors de question de tenter de l'atteindre avec les B26 qui venaient de faire leur apparition et les obus de canons de 105 qui se mirent à pleuvoir sans relâche. Je fis connaissance ce jour-là pour la première fois avec le napalm et pour la nième fois avec «l'ajel», le destin.
Les B26 comme des oiseaux d'enfer tournoyaient au dessus de nous et larguaient leur cargaison mortelle. Les obus de 105 explosaient de plus en plus près de nous comme si, connaissant notre position exacte, les artilleurs ajustaient le tir. Curieusement, nous n'observâmes pas les règles habituelles de maintien d'espace entre nous. Le danger était si proche, si présent que les membres de notre groupe de cinq - Si Amirouche, ses deux aides-de-camp, Tayeb Mouri , Abdel Hamid Mehdi, Rachid Laïchour, la liaison de la Wilaya et moi - étions littéralement soudés les uns aux autres. Chacun de nous, silencieux comme dans une prière, s'efforçait de puiser dans l'autre le courage nécessaire pour rester digne et s'empêcher de trembler.
J'eus l'impression, à ce moment-là que ma vie, ou plutôt l'ébauche de vie, allait s'achever d'un moment à l'autre, qu'elle était entièrement derrière moi. Elle était scellée, cachetée et empaquetée et le paquet prêt à être expédié chez le Tout-Puissant. Il y avait dans ce paquet bien des choses inachevées, inaccomplies, des désirs inassouvis, des rêves d'amour romantique jamais réalisés. Au terme d'une vie si vide, si courte, j'en demeurai persuadé, j'aurais voulu dire : c'était une belle vie, mais ni moi, ni personne ne pouvaient porter un tel jugement sur elle. Ce n'était qu'une esquisse, si peu dégauchie que l’armada française n'allait avoir aucun scrupule à l’anéantir.
Les obus de 105 annoncés par un sifflement effrayant explosaient alentour dans un bruit assourdissant, projetant leurs éclats et pulvérisant les rochers. Je reçus ma première (et seule) blessure de la guerre, légère, provoquant une bosse sous mon calot. Un fragment de rocher projeté en l'air par le souffle puissant d'une explosion me toucha à la tête. Je me palpai et, me voyant sans doute pâlir, Si Amirouche, imperturbable sous les bombardements, plus que jamais paternel, me demanda d’une voix douce :
«Thougadhedh e-h ? (Tu as peur hein ?)
- Non, Si Amirouche, je n'ai pas peur», mentis-je.
Pour Si Amirouche, les obus de 105 n'étaient rien d'autre que du bruit, déplaisant tout au plus pour les oreilles sensibles. Toute la journée, les canons et les B26 de l'armée coloniale pilonnèrent sans relâche nos positions et larguèrent leurs barils de napalm.
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Hamou AMIROUCHE
Un an avec le Colonel Amirouche
Casbah Éditions
2009, Alger
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