27/11/2014
Quand une Nation s’éveille (Sadek HADJERES) Extrait 1
« Thamourth, al-blad », mon Pays, des racines séculaires aux mutations contemporaines.
… Face à des problèmes auxquels notre société n’était pas préparée, la lutte entre l’ancien et le nouveau traçait son chemin, le plus souvent à travers toutes sortes de compromis sans cesse remodelés. L’imagination des uns et des autres s’évertuait à dessiner les contours de cohabitations qui cherchaient à éviter autant que possible les explosions, les ruptures dramatiques. Ainsi était-on habitué à voir coexister à Taddert des comportements contradictoires, évitant certes de se situer aux extrêmes, sans que l’un cherchât à s’imposer à l’autre, dans les limites d’une acceptation au moins formelle des règles ancestrales auxquelles veillaient les vieux de la jem‘a.
Se situant délibérément hors de toute modernité, mais c’était peut-être aussi une question de tempérament, Zzi Muhend-Ouhemich était pratiquement invisible. Aux champs avant l’aube et de retour après le coucher du soleil, vêtu comme l’étaient déjà les paysans kabyles au siècle dernier, je ne saurais même décrire ses traits, ne l’ayant aperçu que dans la pénombre en train de décharger et desseller son mulet. Il était décédé depuis longtemps quand j’ai visité il y a quelques années son habitation restée en l’état, tout près de la bâtisse lézardée de la chambrette où je suis né, alors que, tout autour, les voisins avaient rivalisé d’innovations. Je dois dire que la conception de cette maison de type ancien où je n’avais jamais pénétré auparavant, m’avait impressionné malgré son délabrement. C’était à souhaiter que le village prenne en main sa restauration tellement l’intérieur avait gardé son caractère typique dans le meilleur sens du terme. On imagine mal évidemment un récepteur radio dans ce type de maison. Pourtant cette innovation avait d’emblée fait fureur à Taddert où de nombreux foyers s’en étaient rapidement équipés à partir de la fin des années trente. Il faut dire que ce site rural a été un des premiers électrifiés de Kabylie (avant même l’adduction d’eau) et que nombre d’appareils prévus pour 110 Volts furent mis hors d’usage dès le départ, le secteur fournissant du 220.
L’ordonnateur de ces nouveaux acquis était un de mes grands oncles, Zzi Tahar que j’ai évoqué plus haut et qui faisait figure de notable. En lui se côtoyaient la poussée de la modernité et un conservatisme avéré, par exemple envers les traditions vestimentaires : il nous réprimandait sévèrement pour tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un béret, une casquette, un chapeau ou... une tête nue. Son souci d’efficacité et d’ouverture au progrès technique était en même temps, comme chez un autre parent, accompagné d’une certaine admiration pour les performances de la « civilisation » et de l’organisation françaises, ce qui n’était pas toujours bien apprécié chez nous, parce que confondu mécaniquement avec une francophilie, une sympathie politique pour le colonisateur mécréant.
Finalement mon grand oncle Tahar reflétait les composantes et courants contradictoires de notre société. Tout en vivant sur leur ancrage traditionnel, des secteurs entiers de cette société éprouvaient un besoin avide de sortir de leur isolement par rapport au monde. J’étais étonné de constater que cette ouverture d’esprit ne se limitait pas à ceux qui avaient un degré d’instruction assez élevé. C’était ainsi le cas de Vava Saïd. Au côté de ses deux frères (Si Mohand-Saïd mon grand-père, un des premiers instituteurs algériens que nous appelions aussi Vava Hammou, et Si Tahar le notable interviewé par Albert Camus), il y avait Vava Saïd, le troisième fils moins lettré de mon arrière-grand-père Si Lvachir qui lui, s’était refusé au départ à envoyer ses enfants à l’école.
Enfants, nous adorions Vava Saïd, certes pour les bonbons-berlingots, cacahuètes et autres biscuits qu’il nous ramenait de son magasin, mais aussi parce que la douceur de son sourire et ses yeux pétillants dans un visage austère, nous faisaient accepter ses consignes, recommandations ou réprimandes les plus sévères. Paysan resté proche de ses champs, mais aussi petit commerçant dans la rue principale de l’ex-Fort National (tout près de la pharmacie Illoul et en face du commerce des Djebbar), il montait au Fort par tous les temps malgré sa santé fragile pour ouvrir son petit magasin et en revenir le soir à Taddert. L’affabilité qui le faisait aimer de ses concitoyens était en fait l’expression d’un caractère fort et intègre. Dès les débuts de l’insurrection de novembre, il était parmi les activistes discrets, efficaces et respectés. Mais lorsqu’il fut témoin d’actes et comportements contraires à l’éthique révolutionnaire telle que la confirmera la plate-forme de La Soummam, Vava Saïd n’hésita pas à faire connaître ouvertement sa désapprobation en disant aux responsables locaux : ouaggi del vattel ! (c’est de l’injustice, une atteinte envers les gens). Il le répéta à un comité de responsables qui le connaissaient mieux, venus le juger pour « indiscipline ». Sa fermeté et l’intégrité de son engagement firent que ses juges lui décernèrent seulement un « avertissement ».
À Taddert comme dans tout le pays, c’est ce sens de la justice et de la responsabilité au profond du peuple qui a permis d’atteindre l’objectif premier de l’insurrection, la défaite des colonialistes, malgré les tourments endurés.
Quand une Nation s’éveille.
Tome 1 : 1928-1949
Éditions INAS 2014
Extrait Pages 41 et suiv.
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