30/12/2014
Quand un Nation s’éveille (Sadek HADJERES) Extrait 2
Logique cartésienne et dialectique marxiste
… À l’âge adulte, la logique cartésienne puis la dialectique marxiste étaient venues enrichir ma pensée. Elles n’ont pas soulevé en moi la révolte contre cet attachement qu’avaient les générations instruites en français qui avaient précédé la nôtre, pour les vestiges d’une culture qu’ils ne connaissaient plus que dans ses formes les plus anachroniques. Celles-ci m’amusaient parfois ; on en parlait en les raillant entre amis. Mais je crois qu’une pensée davantage libérée et mieux armée m’a aidé à mieux en comprendre la signification historique et humaine, au-delà des manifestations dérisoires dont certains de nos compatriotes parmi les « évolués » faisaient des gorges chaudes en les accablant de mépris. Sans doute est-ce aussi ce qui m’a mieux fait comprendre tout récemment comment de simples gens se cuirassent dans des réactions de défense passéistes, que les politiciens démagogues parviennent à convertir en fanatisme, faute pour les démocrates intègres d’avoir mieux perçu leur message de détresse ou de désarroi.
J’ai mieux compris pourquoi ma mère avait accordé tant de valeur à la planchette de son père qu’elle m’avait transmise, avec quelques vieux ouvrages en langue arabe jaunis par le temps. C’était tout ce qu’elle avait pu sauver de sa part d’héritage. À la mort de son frère, elle et ses autres sœurs s’étaient vues privées de par la rigueur du code coutumier kabyle et les inévitables chicanes paysannes, de tout droit sur les terres paternelles, accaparées par des collatéraux. Elle ne pleurait pas les maigres récoltes d’olives et de figues des quelques arpents de terre montagneuse. Sa révolte disait une injustice d’autant plus ressentie qu’elle n’ignorait pas l’existence d’autres normes. « Il faut qu’on revienne au chra’ [le droit] de Sidna Khlil, que les Kabyles ont abandonné, sinon nous ne serions pas de vrais musulmans », m’a-t-elle répété souvent, sans que je discerne à cette époque le sens précis de cette allusion. Les décennies de séparation ne m’ont pas permis plus tard de lui demander comment elle percevait au juste cette chari’a qu’elle appelait de ses vœux, en rapport avec son vécu. Mais je me souviens de la passion avec laquelle elle avait revendiqué sa part de patrimoine spirituel, bien décidée à défendre contre tout accaparement ces livres et manuscrits sans grande valeur marchande dont toute une petite armoire était pleine dans sa bicoque natale de Tikidount, alors qu’elle même était à peine alphabétisée en arabe. Après l’attachement à la terre, l’attachement à la culture traditionnelle était sans doute l’un des ressorts les plus profonds de notre société déstructurée.
Elle allait plus loin que la simple ferveur religieuse, cette préoccupation des vieilles gens de chez nous, que je voyais pendant mon enfance éviter de jamais laisser tomber à terre, à plus forte raison de jeter aux poubelles, le moindre petit papier portant des caractères arabes. (On protégeait de la même façon le moindre petit morceau de pain ou de galette trouvé par terre, qu’on plaçait à l’abri sur un rebord de fenêtre ou tout autre endroit propre). Quand il nous arrivait de transporter chez nous nos planchettes décorées à l’occasion de la clôture d’un hizb [chapitre] du Coran, nous les glissions sous les pans de nos vestes ou de nos qachabiyya [manteaux avec capuchons] pour les cacher aux regards indiscrets des nçara [européens]. Sous la cendre froide et désuète de ces gestes couvait une braise minuscule, humble fille des hautes flammes de la science qui éclairait le monde musulman aux temps plus obscurs du Moyen-âge européen. Après les siècles de décadence, la braise a rougeoyé de plus en plus faiblement au fond des ténèbres coloniales. À partir des années vingt, durant le XIVe siècle du calendrier hégirien, donné par les dits populaires comme celui des calamités, après les grands bouleversements qui ont affecté notre société et l’épreuve de l’immersion dans un monde tout autre, de petites flammes claires ont commencé à s’élever, que plusieurs retombées de la colonisation, en particulier le souffle de l’école française n’ont pas peu contribué à attiser.
À l’école primaire française, notre dépaysement était profond. Dans la même journée, nous exprimions des formes de respect différentes envers le lieu de nos deux scolarités successives. Pour entrer dans la salle de classe française, nous gardions nos souliers, en nous décoiffant. À l’école coranique, nous faisions exactement l’inverse : garder notre couvre-chef en nous déchaussant. Nous nous adaptions assez rapidement à ces différences pratiques, quitte à régler nos comptes avec ceux des élèves européens qui s’étaient permis des railleries sur nos comportements, en les rattrapant dehors quand le flux sortant des « classes indigènes » venait rétablir à quatre heures l’équilibre numérique.
Plus difficiles à rééquilibrer étaient les bouleversements provoqués dans nos cervelles. Nous étions certes conquis par l’atmosphère d’ordre, de discipline, la recherche de l’efficacité, le caractère vivant de l’enseignement et la richesse de ses horizons. Nous goûtions avec plaisir l’alternance des séances livresques et celles de travaux manuels, de dessin, de chant, de gymnastique, de promenades. Notre avidité d’apprendre était à la fois celle de l’enfance et de toute notre société. Quand les acquisitions de caractère scientifique étaient par trop en contradiction avec les légendes dont nous étions nourris, ces dernières cédaient le pas aux vérités d’expérience mais restaient en même temps dans nos esprits comme ces ornements qui donnent à une pièce son cachet, sa personnalité. Émerveillés par la rotondité de la terre et son mouvement autour du soleil qui expliquaient tant de choses, nous jetions quand même l’inquiétude chez nos condisciples européens quand nous leur expliquions avec la plus grande assurance que les tremblements de terre survenaient quand le bœuf qui supportait le monde donnait des signes de fatigue. Les deux communautés étant assez superstitieuses, chacun tâchait de valoriser les légendes de son bord, comme celle du père Noël à laquelle les écoliers chrétiens croyaient dur comme fer. Ces rivalités étaient sans conséquences fâcheuses, elles avaient même l’avantage d’élargir nos horizons, de nous questionner.
Il en allait autrement dès que nous abordions le terrain de la vie sociale et culturelle. Si l’enseignement des classes qui préparaient au « certificat d’études indigène » faisait un réel effort d’adaptation, qui se traduisait par un lourd paternalisme tendant à modeler une personnalité de deuxième zone sous l’aile protectrice de la France, dans les classes de l’enseignement européen, notre personnalité était brutalement prise d’assaut. La différence entre les deux enseignements s’estompait d’ailleurs dans les classes supérieures, avec l’introduction croissante de l’histoire et de l’instruction civique. La fusion des deux enseignements, prétendant exprimer un souci d’égalité, une vingtaine d’années plus tard, accentuera cette agressivité assimilationniste. Avec quels résultats ?
Quand une Nation s’éveille.
Tome 1 : 1928-1949
Éditions INAS 2014
Extrait Pages 57 et suiv.
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