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07/02/2010

C’était notre terre (Mathieu BELEZI) 1

 

 

Le soleil montait dans le ciel et réveillait les coqs, c'était l'heure où mon grand-père allumait le feu, posait sa gamelle sur les flammes et commençait à moudre le café, sur le toit la cigogne claquait du bec, des chiens aboyaient, l'âne tapait du pied dans l'étable, j'ouvrais les yeux lorsque je sentais l'odeur du café entrer dans mes narines

— Fatima!

appelait mon grand-père, j'éternuais parce que la peau de mouton qui me servait de couverture empestait le suint, déjà le soleil se faufilait entre les tuiles, les femmes se saluaient en descendant le sentier de la fontaine, et je me dépêchais de sortir du lit, de prendre un bâton et d'aller m'asseoir sur la natte, mon grand-père me donnait à boire du café ou du lait de chèvre, fourrait dans la poche de mon tablier une poignée de figues sèches et m'ordonnait de conduire le troupeau sur les pentes de la colline de l'ouest, ou bien de l'est, selon que le vent soufflait dans un sens ou dans l'autre, je sortais par la porte de derrière, nouais un foulard autour de ma tête et ouvrais l'enclos, poussais les chèvres dans le chemin pendant que Nacir-le-négro tournait autour de mes jupes et me répétait

        Je peux venir avec toi ? Je peux venir avec toi ? Je peux venir avec toi ?

il avait des trous dans son pantalon, les pieds fourchus d'un bouc, deux yeux qui ne regardaient jamais la même chose, mais il s'imaginait qu'il plaisait aux filles, et il se jetait sur toutes celles qui passaient à portée de ses mains

        je peux venir avec toi ?

susurrait-il en me soufflant dans les narines son haleine de chacal

        Non !

je le repoussais, il tombait par terre parce qu'il n'était pas bien costaud, le pauvre, ce n'était pas tous les jours qu'il mangeait à sa faim, il restait dans la poussière à ricaner avant de me lancer

        Qu'Allah te coupe la langue

je secouais le bâton au-dessus de sa tête et le plantais entre ses cuisses

        Et toi qu'il te coupe le doigt du ventre

et, pendant qu'il s'enfuyait en tenant ses parties, je courais rejoindre mes chèvres qui déjà s'éparpillaient dans les caroubiers, grimpais jusqu'au sommet de la colline, mangeais les figues alors que le soleil était au milieu du ciel, dormais un petit peu sous l'amandier et redescendais en suivant le chemin compliqué des chèvres qui s'entêtaient à vouloir brouter les feuilles les plus inaccessibles des arbres, maigres comme des coups de trique et prêts à verser dans le vide, j'arrivais au village à la nuit tombante, faisais une pause à la fontaine pour écouter les femmes qui se racontaient les histoires de la journée, qui riaient, se frappaient les cuisses, remplissaient des cruches, des seaux, des bassines pendant que leurs enfants pataugeaient dans la boue en se chamaillant, et puis il fallait rentrer, parquer sans retard le troupeau parce que la nuit épaississait à vue d'oeil et qu'il était dangereux de rester dehors quand tout était noir autour de la maison

— J'ai entendu rouler les pierres, ils arrivent

disait une mère, les djenoun* rôdaient comme des bêtes enragées aux portes du village, guettant de leurs yeux rouges, ou jaunes, ou verts les filles et les garçons qui n'obéissaient pas à leurs parents et allaient se promener dans la nuit noire, et alors malheur à ceux ou à celles qui se faisaient prendre, on affirmait que les djenoun les transformaient en serpents, en crapauds, en ânes, et en des animaux bien plus horribles encore

        Ils arrivent, rentrez vite

j'ouvrais la porte de la maison avec soulagement et retrouvais mon grand-père qui semblait ne pas avoir bougé, il était toujours assis sur la natte, entouré de ses coussins, une théière à portée de main, les verres sales sur le plateau m'indiquaient qu'il avait reçu du monde

        Combien aujourd'hui ?

        Six... Six hommes dans le péché, six hommes perdus que j'ai remis sur le droit chemin de la vertu

les hommes venaient le consulter parce que c'était un marabout, et qu'il résolvait sagement les problèmes qu'on lui soumettait, ses yeux étaient sages, ses mains étaient sages, sa barbe elle-même avait la sagesse d'un saint

— Allah a été généreux, remercie-le ma fille

 

 

 

* djenoun = pluriel de djinn

 

BELEZI-Mathieu_c-etait-notre-terre.jpgMathieu BELEZI

 

C'était notre terre

 

 

Editions Albin Michel

 

2008