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02/09/2012

Le puits des Anges (Slimane SAADOUN) 3

Derrière nous, la lumière s'éteint. Les vieux se sont mis au lit. Mohd de la main nous demande de baisser la voix.

- Tu connais Ibn Toumert … intervient Ali.

On ne sait s'il pose une question ou s'il fait une constatation. Il pose sa guitare à côté de lui contre le mur de la maison.

- Tu es professeur d'histoire, poursuit- il, en s'adressant à Yug. Comme moi...

Il a un ton calme, comme d'habitude. Parfois une intonation brise le tempo monocorde de la voix, mais il se ressaisit et il reprend le contrôle. À l'entendre parler, on est fasciné parfois plus par le ton de sa voix que par ce qu'il dit. Comme Mohd, il semble porter le deuil d'un malheur. Comme Mohd, et comme des milliers de jeunes hommes et d'adolescents de la région, il avait été emmené dans une brigade en ce mois de mai 1980. En vérité, cette épreuve était comme un rite initiatique pour leur génération : quiconque a vécu cette période, même de loin, semble diffuser une espèce de nimbe romantique, de rayonnement fascinant, un attrait mystérieux. Des milliers et des milliers de lycéens et d'étudiants avaient jeté leur insouciance juvénile par dessus l'épaule, emprunté un air soucieux et déterminé et franchi tous ensemble, d'un bond, le passage à l'âge adulte. Ils avaient défilé durant des jours et des jours, scandé des cris de colère et de révolte, hurlé leur désir de vivre librement leur identité. La nuit, pendant que les sentinelles faisaient le guet pour prévenir l'irruption des gendarmes et de leurs chiens, on discutait, autour de feux de bois allumés dans des fûts, on faisait l'apprentissage de la parole, de l'échange ; on se réappropriait les gestes et les attitudes de la djema. C'était fini ; il n'était plus question que de vieux maquisards incultes et mégalomanes continuent à gérer le pays comme une épicerie familiale. C'était fini, on ne pouvait plus reculer ; il y a eu trop de morts, trop d'humiliations ! On avait perdu la liberté depuis des décennies ; depuis des lustres s'effilochait inexorablement leur âme avec leur culture. Qu'avait-on à perdre désormais ? «Vous pouvez tirer, criaient-ils aux gendarmes ; nous sommes déjà morts!». Et les balles fusaient.

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À sa sortie, Ali avait refusé de raconter ce qu'il avait enduré. Sauf à Mohd et à moi. Par besoin de se confier, d'alléger le poids de sa détresse. Mais, contrairement à Mohd, il avait su reprendre le cours normal de la vie, du moins en apparence, peut-être grâce a ses études. Une fois celles-ci terminées, il avait commencé à enseigner l'histoire et la géographie dans un lycée de la région et il ne subsistait qu'une ride profonde à son front qui pouvait encore témoigner qu'il avait traversé une épreuve terrible. Les choses avaient commencé à mal tourner pour lui lorsque, petit à petit, son intérêt pour la forteresse en ruines s'était étendu par la force des choses, à d'autres sujets qui s'étaient avérés plus enrichissants. Ali s'était mis à vérifier la réalité des quarante Saints de Hizer, de ce légendaire Hizer qui avait dompté une ogresse et en avait fait son épouse et la mère de sa descendance. Puis, il avait entrepris de recueillir les poésies, les contes et les légendes du terroir. D'où sa faculté à parler un berbère châtié, que beaucoup d'entre nous, qui chevauchons sur deux langues à la fois, parfois trois, lui envions. Il lui avait fallu beaucoup de temps pour comprendre qu'on lui reprochait de trop chercher à remuer le passé. L'histoire commence à la date fixée par les autorités. Au-delà, c'est de la subversion, pas de l'histoire. Les autorités n'aiment pas l'archéologie.

- Tu sais combien ces gens sont rusés et fourbes, continue-­t-il. Ibn Toumert était un homme pieux, honnête, totalement détaché des choses de ce monde. Mais il n'a pas hésité à faire tuer sept mille de ses meilleurs soldats par un stratagème abominable.

Le jeune homme ne prend pas souvent la parole, mais quand cela lui arrive, il ne manque jamais de nous étonner.

- L’Histoire nous le présente comme un saint homme, ce qu’il est sans doute, continue Ali. Mais n'a-t-il pas abusé de l'ignorance et de la crédulité des gens ?

- Mon pauvre ami, fait Yug, qui commence à bredouiller légèrement. Quel homme d'État, quel personnage historique n'a pas trompé son peuple ?

- Nous sommes à l'époque des droits de l'homme, réplique Ali. Les chefs sont jugés à leur aune. Il a réussi avec la complicité de l'un de ses hommes de main, El Wancharissi, à éliminer ses ennemis, du moins ceux qu'il considérait comme tels, en les jetant dans un précipice.

À un moment donné, légèrement grisé, je suis sur le point de m'esclaffer : la situation est surréaliste ! Ali, le timide Ali nous fait un cours d'histoire au milieu d'une nuit froide de janvier, illuminée par des millions de lucioles de neige.

- Grâce à des anges placés au fond d'un puits, Ibn Tou­mert obtient confirmation qu'El Wancharissi a obtenu de Dieu le don de distinguer les Réprouvés des Justes. L'homme de main fait ainsi le tri. Les mauvais sont jetés dans un précipice.

Yug hausse dédaigneusement les épaules.

- Et alors ? dit-il.

- Alors, dis-je, c'est que tous les moyens sont bons pour ces gens-là. Seule la fin compte. Ils sont même capables de faire apparaître le nom de Dieu dans le ciel d'Alger et de faire croire à la foule crédule qu'il s'agit d'un miracle.

 

 

Slimane SAADOUN

 

Le puits des Anges

 

 

Éditions L’Harmattan 2003

 

Collection Écritures berbères