05/12/2012
Le fou d'Adban (Gérard VAN DER LINDEN)
…
Après une demi-heure de recherches. Pallier et Beaumatin devaient se rendre à l'évidence. Pas de fell, pas l'ombre d'un homme à l'horizon. Chaque entrée du village était gardée, Pallier décida de tenter de questionner ses prisonnières bien qu'il ait été persuadé qu'il n'en tirerait rien. Celles-ci ne parlaient habituellement que le kabyle, mais aujourd'hui, elles étaient muettes comme des carpes en face des militaires Les rudiments de cette langue que Pallier avait pu acquérir ne lui permettaient pas hélas, d'espérer des renseignements importants.
Cependant, il fit asseoir toutes les femmes à même le sol, en ligne. Il les observa sans un mot, tourna, retourna autour du groupe. Brusquement une vieille, tout édentée, devint fébrile, poussant des cris de frayeur, se tordant les mains.
À l'entrée du village, un jeune homme s'avançait, riant aux éclats. Chacun avait ôté la sécurité des armes. Marque, Hilare s'étaient glissés derrière une maison et contournaient l'intrus. Celui-ci s'avançait sans souci apparent, indifférent. Pallier le reconnut. C'était un innocent, un malade mental tout à fait inoffensif qui alla rejoindre le groupe de femmes. Sa mère avait trahi sa présence et elle craignait pour sa vie. Tout le monde le connaissait sous le sobriquet de "fou d'Adban", village voisin de Kantidja.
- Cigarette, chef ? demanda-t-il.
- Comment ?
- Cigarette pour moi, chef ?
L'innocent sortait de sa poche un reste de mégot et le portait à la bouche, imitant un fumeur tirant voluptueusement sur sa cigarette,
- Mon cochon, c'est toi qui nous as fait venir ici ?
Le garçon riait benoîtement, se balançant d'un pied sur l’autre.
- Où as-tu trouvé cette cigarette ? Qui te l'a donnée ?
Le garçon haussait les épaules et souriait toujours. Pallier hésitait sur la marche à suivre. Avait-on voulu délibérément l'éloigner du piton pour attirer l'attention vers Kantidja pendant qu'un groupe de fells transitait sur le secteur ou préparait une embuscade ? Au contraire, le fou avait-il agi sans préméditation et fumé une cigarette qu'il avait trouvée Dieu seul sait où ?
Tout le monde entourait les femmes qui se trouvaient à croupetons, bien en ligne. Soudain, Torquay s’avança après avoir glissé quelques mots à l'oreille de Pagès. Il longea lentement la file. Il passa et repassa devant les femmes qui le suivaient des yeux, les scrutant à tour de rôle, les regardant dans le blanc des yeux, puis il contourna le groupe, revint lentement. Tout se précipita lorsqu'il saisit la robe de l'une d'elles, la plus vieille et la plus ridée, celle qui paraissait la plus malheureuse, l'innocence personnifiée.
L'étoffe se déchira sous la traction, laissant apparaître une poitrine masculine. L'homme tenta de saisir l'arme qu'il dissimulait dans l'ample corsage mais déjà Pagès était près de lui,la M.A.T. prête à tirer.
- Alors, madame, on va faire un concours de beauté ?
- Nahdine waldick, nahdine archoun immeck !!!
- Dis donc, sois poli et montre-nous tout ce que tu caches.
En un tournemain, la robe avait disparu, arrachée par les hommes de Pallier.
Le fellah ne portait plus, pour tout vêtement, qu’un tricot de corps de couleur indéfinissable. Il tentait de cacher sa nudité comme il le pouvait, tout en étant conscient de sa situation critique.
- Admirez, regardez mesdames, criait Torquay, cet homme courageux ! C'est sur lui que vous comptez pour vous défendre ? Il n'a pas le cran de se montrer sous son vrai jour, il se cache derrière vous. Ce n'est qu’un lâche
Le prisonnier fulminait. À l'évidence, il comprenait parfaitement le français, mais que voulez-vous qu'il fit, seul contre tous ? Qu'il mourut, aurait répondu Corneille, mais telle n'était pas l'intention du fell.
Tous les yeux étaient braqués sur Torquay, Marque, Pagès et sur cet homme qui leur faisait face. Personne n'avait remarqué une jeune fille qui avait sorti un poignard de sous sa jupe et s'avançait lentement vers les militaires.
…
Bou Mahni
Des Appelés en Grande Kabylie
Chapitre II (extraits)
Auto-Édition 1996
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02/12/2012
Gouverner l'Algérie (Pierre-Napoléon BONAPARTE)
Le 15 octobre (1849), au point du jour, je quittai Constantine, pour rejoindre la colonne. Mon escorte se composait du maréchal-des-logis Bussy et de quatre cavaliers du troisième régiment de spahis, deux chasseurs d'Afrique, Rouxel et Valette, un soldat du train des équipages, et Gérard, mon fidèle domestique ardennais.
Avant d'aller plus loin, il n'est peut-être pas inutile de donner ici un rapide aperçu des causes qui avaient amené l'expédition à laquelle j'allais prendre part, et des faits qui avaient précédé mon arrivée.
Dans l'origine, la politique du Gouvernement était de maintenir un calme, au moins apparent, dans la province, en pesant le moins possible sur les Indigènes. Ce système, qui avait d'abord réussi, permettait d'occuper avec le gros de nos forces les autres points du pays plus agités. L'établissement de colonies agricoles sur la route de Constantine à Philippeville vint tout à coup changer cet état de choses. De tout temps, les communications entre ces deux villes avaient été inquiétées par les Kabyles; mais quelques attentats sur des hommes isolés, et un surcroît d'activité pour notre cavalerie étaient considérés comme des inconvénients de peu d'importance par l'autorité, qui avait à dessein fermé les yeux, afin d'éviter de plus graves complications.
Lorsque nous eûmes nos colons à protéger, on voulut en finir avec la Kabylie. Ce n'était point facile, et on paraissait oublier qu'une des choses qui ont fait le plus de mal à l'Algérie, c'est ce penchant à s'étendre continuellement et à occuper un trop grand nombre de points, fût-ce avec des moyens insuffisants. Pour former les deux colonnes qui, au mois de mai de l'année dernière, sous les ordres de MM. Herbillon et de Salles, ont agi vers Bougie et Djidjeli, il avait fallu affaiblir les garnisons du sud, au point qu'on m'a assuré que Batna était resté avec 500 hommes et Biscara* avec 250. Les meilleurs officiers furent appelés à faire partie de l'expédition; le brave et infortuné commandant de Saint-Germain fut du nombre, et en son absence le commandement supérieur de Biscara dut être confié à un capitaine. De ces mesures, dit-on, est sortie la guerre que les dernières opérations de M. le colonel Canrobert, aujourd'hui général, viennent de terminer.
Une des causes principales des derniers troubles a été, sans aucun doute, la trop grande multiplication des bureaux arabes destinés à administrer les Indigènes. Il y a inconvénient à intervenir de trop près dans les phases intestines de l'existence des tribus. Dans le Hodna, par exemple, la guerre a toujours existé, même du temps des Turcs. En pleine hostilité aujourd'hui, demain les diverses tribus de ce territoire sont réconciliées par leurs marabouts. Que nous importent ces dissensions, surtout si l'expérience a prouvé qu'elles s'enveniment d'autant plus que nous nous en mêlons davantage? Si, comme on l'annonçait, un nouveau bureau arabe est établi à Bouçada**, la neutralité cesse d'être possible; l'officier français, appelé à se prononcer entre les deux partis, tranche le différend ou le fait décider par ses chefs, et si une soumission complète ne s'ensuit pas, en avant les colonnes ! une expédition devient indispensable.
Gouverner l'Algérie, y exercer le commandement suprême, mais n'administrer que les points qui jamais ne pourront se soustraire à notre domination, telle est, en résumé, la politique que nous aurions dû toujours suivre, si j'en crois mes impressions, et l'opinion des hommes véritablement compétents. De puissants chefs arabes, même nous servant mal quant à la rentrée de l'impôt, mais faisant respecter nos routes et nos voyageurs, n'assureront-ils pas notre empire mieux que certains caïds relevant plus directement de nous, mais qui révoltent à chaque instant les populations par les concussions dont ils les accablent en notre nom? Il serait d'une haute politique d'entourer de la plus grande considération les chefs à notre service, et de les relever aux yeux de leurs administrés, en leur laissant ce prestige de nationalité indigène qui leur donne l'air de ne céder qu'à notre force invincible, tout en nous aimant quand nous faisons le bien. Surtout, il ne faudrait pas perdre de vue que quelque temps de paix consolide notre pouvoir mieux que l'expédition la plus heureuse, et que si une longue période de tranquillité générale était donnée à la colonie, l'Arabe, qui est fataliste, commencerait à croire à la perpétuité de notre domination, et se soumettrait définitivement en disant : Dieu le veut !
*Biscara : Biskra
**Bouçada : Bou-Saadâ
Un mois en Afrique
1849
Document du "Domaine public"
Lecture intégrale ici :
http://www.atramenta.net/lire/un-mois-en-afrique/15139/2#...
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