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31/12/2012

La vengeance du mort (Amar METREF) extrait

 

Chapitre quatorze du livre :

 

        La Kabylieest une vieille terre de traditions. Autrefois, elle avait la réputation de pratiquer des coutumes très sévères. Et, bien que le sens de l'hospitalité fût l'une des vertus cardinales de ses habitants, il n'en demeurait pas moins qu'aucun étranger ne pouvait s'aventurer dans un village sans une sorte de caution morale dont il devait donner la preuve dès l'entrée. Dès qu'il abordait l'agglomération, il était immédiatement repéré et accosté par l'un des habitants pour s'enquérir de l'objet de sa visite, de sa destination et, par la même occasion, de son identité. L'accueil était, bien entendu, fait avec courtoisie, mais l'étranger devait sentir l'obligation de se faire identifier. Lorsqu'il s'agissait d'un marchand ambulant que sa profession autorisait à pénétrer dans les villages, on le dirigeait vers la place publique où s'effectuaient les trocs et les achats ; mais quand c'était un visiteur qui se rendait chez un habitant du village, il lui suffisait de désigner son hôte pour qu'on le fît accompagner par un enfant ou un adolescent. Celui-ci le conduisait alors jusqu'à la demeure de son ami ou parent. Cette ancienne coutume peut, de prime abord, paraître contraignante ou chauvine, elle était en fait une mesure de protection de l'étranger lui-même. En réalité, c'était une manière de lui signifier que le village prenait en charge sa sécurité et d'écarter les méprises regrettables, génératrices de conflits insensés.

 

      Les trois compagnons connaissaient bien ces principes, et ils savaient en outre, de réputation, que Taghza était précisément l'un de ces villages où les traditions demeuraient vivaces. Pour éviter alors d'être interpellé, Rabah demanda au premier enfant rencontré de les conduire chez Saïd Ouhmed. Le petit gosse ne fut point étonné ni embarrassé. Au contraire. Il accepta même de faire ce service comme une personne qui avait pleinement conscience de répondre à un impérieux devoir. On devinait qu'il jouait son rôle de mentor avec la conviction de contribuer à la bonne renommée de son village. Il s'acquitta avec tact et dignité de sa mission.

Quand ils arrivèrent à la djemâa des Aït Lamine que le vieux Saïd ne quittait jamais, le gamin se chargea lui-même de faire les présentations.

      - Da Saïd ! Ces étrangers demandent après toi.

      - Je te remercie, mon enfant, ce sont des amis, répondit le vieux Saïd, qui souhaita la bienvenue à Rabah et ses compagnons. 

Les trois voyageurs s'installèrent à la djemâa. Et bien qu'elle fût vide, Saïd Ouhmed ne voulut point s'entretenir avec eux dans un lieu public à propos de leur visite. Quand on vient, comme eux, de loin, il est facile de comprendre que le sujet est sûrement très grave pour motiver un pareil déplacement. L'entretien nécessitait donc une discrétion totale. Il leur demanda la permission de s'absenter quelques instants, tout juste le temps de préparer la chambre d'hôtes. L'absence ne fut pas très longue en effet. Mais elle fut suffisante au vieil homme qui, sûrement, était habitué à ces visites impromptues pour apprêter une légère collation. En entrant dans la chambre des invités, les trois compagnons eurent l'agréable surprise de trouver une meïda bien garnie.

         - Mais, mon cher ami, lui dit Rabah, nous ne sommes pas venus pour festoyer. La question qui nous amène est trop grave pour songer à nous gaver.

         - Je le sais, mon très brave ami, je le sais. Mais il faut faire chaque chose en son temps. «La nourriture passe avant la prière», dit le vieux dicton. Il faut d'abord apaiser les démons de l'estomac pour avoir les idées plus claires. Tout en mangeant, ils bavardèrent de choses et d'autres, sans aucun rapport avec le sujet qui les préoccupait. Saïd Ouhmed les questionna sur un tas de points. Il demanda à chacun d'eux des informations sur de vieilles connaissances à lui. Parmi les anciens, il connaissait beaucoup de gens aussi bien à Agouni Net Selnine qu'à Targa. Malheureusement, la plupart des noms qu'il citait appartenaient à des hommes morts depuis longtemps. Même Rabah et le vieux Mohand ne se souvenaient que très vaguement de quelques-uns. Avedh, plus jeune qu'eux, n'en connaissait aucun. Il avait l'impression d'entendre une voix d'outre-tombe, tant les noms évoqués devant lui appartenaient à un passé lointain. Il les connaissait certes de réputation, mais ces noms appartenaient en fait aux récits légendaires du village. Cette irruption d'un passé plus qu'estompé dans les mémoires troubla Avedh qui commençait à douter de la lucidité d'un homme ainsi ancré dans un âge à jamais révolu. Il se demandait quel secours pouvait lui apporter cet homme fossile. Il cherchait même à éluder l'entretien pour lequel ils étaient venus lorsque, à brûle-pourpoint, le vieux Saïd posa la question :

         - J'espère que votre problème n'est pas aussi grave que vous le dites ?

         - Hélas, oui, répondit Rabah qui ne laissa le temps ni au vieux Mohand ni à Avedh de réagir. C'est une question très grave et très obscure que nous n'arrivons pas à résoudre. Nous avons besoin de tes lumières.

       - Je vous écoute alors. Dieu nous apportera son aide si nous œuvrons dans la voie dela Justice.

       - Amin ! Amin ! Répondirent les trois compagnons en chœur. Le vieux Mohand prit alors la parole et exposa en détail la mort mystérieuse de Saïd Ath Hamou. Saïd Ouhmed écouta sans interrompre le narrateur. Pendant que ce dernier parlait, le vieil homme taquinait de son doigt quelques grains de couscous qui étaient tombés devant lui. Il s'amusait à les faire rouler de gauche à droit et de droite à gauche. Ce petit geste mutin énerva Avedh qui l'observait. Il regarda le vieil homme avec l'intention de lui faire remarquer la gravité de leur problème. Mais, voyant que le visage du vieux Saïd reflétait une extraordinaire concentration, il se ravisa et laissa Mohand terminer son récit.

     - Si j'ai bien suivi, déclara Saïd Ouhmed, ce jeune homme n'a pas été victime d'une vengeance. D'après ce que vous me racontez, sa famille n'a aucune vieille dette de sang.

     - Aucune, confirma le vieux Mohand. Aussi loin que nous remontons dans le temps, nous ne trouvons rien de ce genre.

     - C'est très simple alors ! dit le vieux Saïd. Les trois compagnons sursautèrent et se regardèrent avec étonnement.

     - Très simple, dites-vous ?

     - Oui ! Très, très simple. Vous trouverez très vite le coupable si vous suivez à la lettre mes conseils. Aved n'en croyait pas ses oreilles. Il prit l'engagement d'appliquer scrupuleusement les instructions du sage. Saïd Ouhmed prit alors un ton réfléchi et dit :

     - D'abord vous devez délier la jeune veuve de Saïd et lui rendre sa liberté. …

 

 

 

METREF Amar_La vengeance du mort_2009.jpgAmar METREF

 

La vengeance du mort

 

Éditions Nounou

 

2009

 

 

 

Voir aussi :

http://djurdjura.over-blog.net/article-la-vengeance-du-mo...

 

26/12/2012

Noël à Aïth Manegueleth en 1898 (Fadhma AÏT MANSOUR)

 

Noël approchait ; nous nous préparions à le fêter dignement : nous apprenions des cantiques et les Sœurs faisaient des exercices à l'orgue. On chantait à l'hôpital ce qui s'appelait « la Messe Royale ». Le dimanche soir, on célébrait les vêpres, et le Père qui officiait me rappelait cette image demeurée dans ma mémoire comme une énigme : cette image d'ombre pleine d'illuminations, où un être habillé d'une manière spéciale se tournait, tenant une sorte de soleil dans ses mains. Longtemps, à Taddert-ou-Fella, je m'étais demandé ce que signifiait cette image féerique... Maintenant, je la comprenais : elle se rapportait à la chapelle très sombre des Ouadhias où l'on m'avait menée toute petite, à cette chapelle où brillait, dans l'obscurité, la lumière des bougies, et où le prêtre, vêtu des ornements sacerdotaux, tenait dans sa main l'ostensoir.

À la messe de minuit 1898, les Sœurs chantèrent des chants admirables (j'ai encore dans l'oreille la voix harmonieuse et puissante de Sœur Emmanuel entonnant le Minuit chrétien). Il y eut un réveillon : les religieuses firent bien les choses et tout le monde se régala. Chacune de nous eut une surprise.

J'étais devenue très pieuse ; il me semble qu'il y avait un peu de superstition dans cette piété : j'espérais entendre un jour les statues dela Viergeet du Sacré-Cœur parler et me dicter ma conduite. Je m'imposais à cette époque de longues stations à la chapelle, demandant ardemment à Dieu et àla Vierge Mariede m'aider et de m'ouvrir une porte dans l'impasse où je me trouvais.

Au fond de mon cœur, parfois, j'ai cru entendre cette parole du Chemin de la Croix: « Patience, mon enfant ! Patience ! Ne perds jamais confiance ! » Et même, j'ai songé sérieusement à me faire religieuse, comme ces Sœurs qui avaient sacrifié leur jeunesse pour l'amour de Dieu et des malheureux. Il y eut, à ce moment-là, beaucoup de conversions. Des hommes et des femmes d'âge mûr se firent chrétiens. Cela tenait, je crois, au fait que les Pères, à cette époque, étaient très généreux. Tous les ouvriers de l'hôpital, y compris le portier, voulurent abandonner l'Islam. Et la chapelle était pleine à étouffer tous les dimanches.

(DEBERNY)_Talalit n Sidna Aïsa.jpg

Je revois la neige, cette année-là, la neige plus épaisse qu’à Taddert-ou-Fella, car Michelet se situe à plus haute altitude que Fort-National. Je vois pendre du toit de très longs cierges de glace, si gros et si pointus qu'ils ressemblaient à de lourdes épées. Dans l'étroite lingerie, Soeur Chantal avait installé sa machine à coudre. Adossés aux casiers contenant le linge des malades, des bancs servaient pour nous asseoir. Soeur Chantal, dans une vieille bassine posée à terre, mettait quelques grosses braises recouvertes d'une épaisse couche de cendre. Parfois, une pauvre fille arrivait du dehors toute gelée ; elle grattait la cendre de ses doigts pour se les réchauffer. Alorsla Sœurqui s'en apercevait disait :

— Baise la terre !

C'était la punition infligée à toutes celles qui lui avaient désobéi : elles baisaient la terre et s'en retournaient à leur travail.

Je n'ai pas gardé de la neige de l'hôpital le même souvenir que de celle de Taddert-ou-Fella. Ici, plus de jeux, plus de boules de neige, plus de bonhomme, tout était morose, tout devait être fait pour Dieu et offert à Dieu ; aussi ai-je conservé de cette époque comme un goût de cendre.

 

 

AITH-MANSOUR-AMROUCHE_Histoire-de-ma-vie.jpgFadhma AÏT MANSOUR AMROUCHE

 

Histoire de ma vie

 

Éditions François Maspéro

 

Paris, 1968

 

 

24/12/2012

Réminiscences (Nadia AGSOUS et Boubekeur HAMSI)

Extrait de la préface :

 

(...) En2010, l'idée de la réalisation d'un livre-objet voit le jour. Au gré de son inspiration et de sa sensibilité, Nadia AGSOUS propose une libre interprétation, en prose et en vers, d'une série de mains réalisées par HAMSI Boubekeur.

En noir et blanc, en couleurs, levées, ouvertes, tendues, prêtes à donner, avenantes, souhaitant la bienvenue, symboles du don et du contre-don, de l’échange et du partage, ces mains ont insufflé des mots, des idées, des images, des scènes, des personnages. Elles ont libéré des envies, exorcisé des peurs, conjurer des craintes en donnant libre cours à des textes en vers et en prose qui suggèrent une promenade à travers les chemins raffinés du cœur. Des poèmes et des histoires qui chantent l'enfance. Racontent les tribulations d'un corps en transe. Célèbrent l'amour maternel. Affirment le refus de la domination masculine. Révèlent les rêves inavoués d'un peuple qui déambule dans les interstices d'un espace clos.

 

RÉMINISCENCES est né de la rencontre de deux sensibilités. HAMSI Boubekeur et son langage pictural qui suggère. Dit. Parle à notre sensibilité. Interroge nos perceptions. Et nous bouleverse dans le plus profond de notre être. Et Nadia AGSOUS et ses petites histoires, mi-tendres, mi-amères, aux allures tantôt rebelles tantôt déjantées qui mettent à nu les errances d'un imaginaire qui court à perdre haleine dans un lieu de partage, un espace ouvert sur un monde où la vie est ses possibles utopies parlent. Gesticulent. Crient. Halètent. Suffoquent...

Ecoutez… Ecoutez, les sonorités du chant sacré de leurs secrets chuchotés. Le silence étourdissant de ces mains ouvertes qui s'offrent sans pudeur à ces mots découverts vous entraîne vers d'autres humanités possibles !

 

 

En exclusivité :

 

J'aime...

J’aime la semence des hommes parfumée comme la fleur d'oranger qui vient d'éclore

J’aime la semence des hommes qui irrigue la terre de son suc à la douce saveur du miel.

Ô toi,

Fils du vent qui souffle sur ce jardin de lumière, d'or et d'argent !

Prends-moi !

Prends-moi !

Et ensemble allons marcher sur les traces de la vie qui fouille et déterre les souvenirs des jours heureux.

Corps à corps, allons renouer les fils de cette histoire qui s'est perdue dans les ténèbres de l'obscurité du mystère.

Homme d'amour et de volupté, entends-tu l'appel du ciel bleu-cristallin ?

Parées de leurs plus beaux atours, la lune et les étoiles s'apprêtent à fêter leurs noces d'or dans la lumière éblouissante de l'aurore

 

Réjouissons-nous !

 

AGSOUS+HAMSI_Réminiscences_couv1.jpgNadia AGSOUS

Boubekeur HAMSI

 

Marsa Éditions

À paraître

 

17/12/2012

De mes mains… (Kader RABIA)

De mes mains je ne sais faire que deux choses

Tenir proche mon verre et honorer tes seins

Je m’arrose et je prends soin de mes roses

Le jour et la nuit, le soir ou le matin

Ce rituel me convient et te rapproche

De nos mains de nos lèvres qui s’entremêlent

Naissent nos folies et nos métamorphoses.

 

( 11ème des 77 soubaïyyat )

 

 

RABIA Kader_D'Amour_2011_couv.jpgKader RABIA

 

D'Amour, de vin et de mots

 

Éditions Baudelaire

 

2011

 

09/12/2012

La fouille (Gérard VAN DER LINDEN)

"La Chtouille" poussa un cri. Le poignard s'était enfoncé sous l'omoplate. Il s'effondra, La jeune fille avait retiré la lame et tentait de recommencer son geste sur Hilare, mais elle n'en eut pas le temps. Pallier, Beaumatin, Torquay, Maugis, avec un bel ensemble, avaient réagi instinctivement, avec une précision acquise à force d'entraînement. Les quatre M.A T. crépitèrent en même temps. La jeune fille avait hurlé quelques mots en kabyle tout en frappant "La Chtouille". Elle agonisait maintenant.

L'hélicoptère parti avec le blessé, Pallier décida de reprendre les affaires en main. Il n'y avait qu'un blessé et les dégâts étaient moins importants que quelques semaines auparavant où il y avait eu plusieurs tués et des blessés Il n'acceptait pas d'être ridiculisé. Ses trois hommes étaient revenus bredouilles. Le Fell leur avait échappé. La femme était morte avant même l'arrivée de l'hélicoptère. Il avait l'impression que toutes les femmes étaient complices. Et surtout, il craignait qu'un autre homme ne se soit caché dans leurs rangs, bien qu'à la réflexion il ait été persuadé que dans ce cas quelque chose aurait trahi l'intrus.

LINDEN_femme.jpg

- Dis-donc, Torquay, comment t'es-tu aperçu que c'était un homme ?

- C'est pas difficile, regarde les femmes, quand elles sont à croupetons, elles ont les fesses sur les talons, au ras du sol, les genoux écartés et les bras entre les genoux. Elles sont capables de rester des heures sans bouger, à palabrer. Les hommes, eux, sont en général assis en tailleur. J'avais remarqué que plusieurs fois le Fell essayait de détendre ses jambes, il n'avait pas une allure très naturelle. Tu vois, c’est tout bête !

- Il y a plus simple, tu vas voir.

Pallier fit sortir du rang trois femmes qui allaitaient leur petit. L'une d'elles avait son enfant sur le dos, ligoté littéralement par de fines languettes de tissu. Elle avait jeté son sein par dessus l'épaule et donnait ainsi la tétée au nourrisson.

- C'est encore mieux qu'une oreille de cocker. Mais pour elles pas de doute

Il fit approcher un autre groupe de trois femmes puis il sortit son poignard de commando et fendit du haut en bas les robes de manière à s'assurer de la féminité de ses interlocutrices.

Il recommença avec un autre groupe puis un autre encore. Deux ou trois fois, tombèrent des corsages immenses des trésors : une cuiller, un briquet qu'elles espéraient soustraire aux soldats. Il découvrit par contre une grenade et des papiers  sur deux femmes qu'il décida d'emmener au piton. Pagès, instituteur dans le civil, chargé de la fouille, déclara sentencieusement : " Ne laissez nulle place où la main ne passe et ne repasse." Curieusement, sa maxime, il l'appliquait sur les plus jeunes et les plus jolies.

Tout en surveillant la fouille, Pallier songeait à la difficulté de son rôle, qu'il comparait a celui de la police. L'un et l'autre étaient engagés dans une guerre non déclarée. Lui, contre les Fellagas que l’on disait ennemis dela France. Ildevait les neutraliser. La police luttait contre les assassins et les voleurs de tous poils. Mais l'armée contre laquelle ils luttaient tous deux était invisible. Elle ne portait pas d’uniforme.

VAN DER LINDEN_Bou Mahni_couv.jpgGérard VAN DER LINDEN

Bou Mahni

 

Des Appelés en Grande Kabylie

Chapitre II (extraits)

 

Auto-Édition 1996