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27/02/2009

Un appelé en Kabylie (Paul FORTU)


Il est midi, Carrillo tape sur sa gamelle :
— À la graille !
Le repas ne doit pas être mauvais, vu l'empressement de tous à s'empiffrer autour de la table commune. L'ambiance est au beau fixe car le vaguemestre, profitant du convoi de ravitaillement, a apporté lettres et colis. Petitjean me tend trois lettres dont je reconnais la fine écriture. Jocelyne pense à moi et elle sait combien est grande l'importance du courrier. Il y en a même une de mes parents. Je rentre dans ma mechta pour déguster mon courrier et manger un morceau. Jocelyne se sent seule, son bébé l'occupe beaucoup et elle me demande quand je pense avoir une permission. Je voudrais bien lui dire demain mais comme je viens d'arriver au régiment, je dois attendre mon tour.

Vers 14 h, alors que les activités du village sont réduites à cause de la chaleur, il me vient l'idée d'en faire le tour complet pour mieux prendre la température de la population. Mon pistolet à la ceinture, pour faire moins voyant, je sors du poste en prévenant Petitjean de mon intention. Le cantonnement étant situé au plus haut de la crête, je me dirige naturellement vers le bas. Les hommes sont invisibles, ils doivent faire la sieste. Des femmes s'occupent à des besognes ménagères dans la courette de leur petite maison. Deux jeunes filles progressent péniblement, courbées en deux sous le poids d'un énorme fagot de branches mortes. Décidément, les femmes font tout.

Sans bruit, je continue ma progression vers les dernières maisons qui sont proches des barbelés et de l'oued à sec recouvert de broussailles et de lauriers-roses. Le poste est loin, à environ deux cents mètres. Je me sens un peu isolé et, obéissant à un réflexe de sécurité, je sors mon pistolet et j'introduis une balle dans le canon. Je le remets dans son étui et je poursuis ma marche. Je suis à une vingtaine de mètres des dernières maisons. Tout est calme. Ici aussi, on doit attendre la fin de la grosse chaleur dans l'ombre des mechtas. Je m'arrête un instant pour scruter la végétation impénétrable qui commence non loin des barbelés. Rien ne bouge sauf ces saloperies de mouches collantes, je n'arrive pas à m'y habituer...

Soudain, de l'avant-dernière maison, gicle un homme barbu en burnous, un fusil de guerre à la main, il file vers le réseau de barbelés qu'il franchit comme un fou. Un « Chouf » invisible ¬a dû le prévenir en catastrophe de mon arrivée inopinée. Surpris, c'est le moins qu'on puisse dire, car c'est mon premier fellagha, je dégaine mon Mac 50, je le mets en joue, bras tendu. Au moment où je vais tirer une vraie furie m'attrape le bras gauche et me déséquilibre. De justesse, je parviens à ne pas tomber. C'est une femme, sans doute la sienne. L'œil fou, la bave aux lèvres, elle protège de toutes ses forces la fuite de l’autre que j'entends indistinctement hurler dans les broussailles. Je me débats comme un diable et je la menace de mon arme à bout portant. Je n'arrive pas à tirer sur une femme...

Soudain, elle me mord au poignet, je la lâche et elle disparaît comme une flèche entre les maisons. Nul ne la reverra jamais... Le fellouze, hors de portée de mon arme, m'injurie en français : Viens ici si tu es un homme, sale Français, naandine omok (maudite soit ta mère) ! et j'entends distinctement le bruit d'une culasse que l'on manœuvre.

Du coup, je me ressaisis, je plonge derrière un olivier et je vide mon chargeur en direction du salopard qui ne riposte pas car il doit être déjà loin en hurlant à mon tour :
— Ya hallouf (espèce de cochon) ! Ya kelb (espèce de chien) ! C'est moi qui vais te faire la peau.
Toutes mes notions d'arabe y passent, pour rien, mais ça fait du bien...

Les détonations ont alerté le poste car j'entends une galopade se diriger vers moi. J'engage un autre chargeur. Petitjean et cinq hommes, le PM à la main arrivent, essoufflés, à toute vitesse. Je les mets rapidement au courant et nous nous lançons à la poursuite du fuyard en franchissant les barbelés qu'il avait cisaillés. Au bout d'un quart d'heure d'une course effrénée
nous nous arrêtons, haletants... À quoi bon continuer et vers où ? Petitjean reprend son souffle et me gronde avec une voix pleine de reproche :
— Vous avez eu du pot mon lieutenant, il fallait buter la femme. À la guerre comme à la guerre. Si elle avait pu vous couper les couilles, elle l'aurait fait...



FORTU-Paul_Un-appele-en-Kabylie.jpgPaul FORTU

Un appelé en Kabylie

Pages 44 et 45 (Vie ordinaire d'une section de combat)

Éditions du Patrimoine
Monaco, 2001

13/02/2009

YOUSSEF-YOUSFINE (Jean DELHEURE) suite

...

Sur le champ la fille est changée en tourterelle. La tante prend alors quelques sachets-amulettes de la fille du roi et les met à sa propre fille.

 

Continuant leur chemin, ils arrivent au pays en question. Ils descendent de leurs montures et vont trouver une vieille femme à laquelle le fils du roi demande :

        S'il te plait, où habite Youssef-Yousfine ?

            Youssef-Yousfine, répond la femme, personne ne peut le voir. Quand il fait clair, l'ogre (qui le garde) dort. Introduis-toi sous le pan de son vêtement, tu y trouveras les clés, prends-les. Si le temps est couvert, l'ogre veille, attention, n'y va pas, il te dévorerait. Et, ajoute-t-elle, quand tu auras pris les clés, va au marché acheter une charge d'herbe pour les chevaux, de l'orge pour les pigeons et la volaille, des fèves pour les servantes négresses et les serviteurs nègres.

        Bien, répond-il.

 

De nuit il part et trouve le temps clair. Il s'introduit sous le pan de l'habit de l'ogre et s'empare des clés. A peine levé le matin il part au marché, achète herbe, fèves et orge. Il s'en va et arrive à la porte d'entrée de Youssef-Yousfine. Il ouvre la première porte, les pigeons se mettent à crier. Il leur lance de l'orge et les voilà occupés à manger l'orge. Il ouvre une autre porte, voici les poules. Il leur jette de l'orge aussi. Il en ouvre encore une autre, ce sont des chevaux hennissants. Il leur donne de l'herbe. A la porte suivante ce sont les nègres et les négresses qui risquent de se mettre à hurler. Il leur éparpille des fèves et ils se précipitent pour les ramasser. Ayant enfin ouvert une autre porte, il trouve Youssef-Yousfine qu'il salue :

        Le salut soit sur toi

 

(De surprise) la calotte de Youssef-Yousfine tombe alors de sa tête, son manteau, ses chaussures tombent. Ayant dit sept fois : « Le salut soit sur toi, » tout ce que portait Youssef-Yousfine tombe. Celui-ci de s'écrier :

        Mais où sont mes serviteurs noirs ? Où sont mes négresses ? Mes chevaux ? Mes chèvres ? Mes pigeons ? Mes poules ?

Il répond alors au fils du roi :

        Et sur toi le salut, ô mon seigneur, que désires-tu ?

Le fils du roi lui dit :

        Je suis venu à propos de ma soeur, elle t'aime.

        Quel est son comportement, dit-il ?

        Si elle frappe du pied, répond le fils du roi, une source jaillit ; si elle secoue sa manche, de l'herbe verte se met à pousser en abondance ; si elle rit, des perles tombent de sa bouche ; si elle pleure, il se met à pleuvoir ; si elle se met en colère, le temps se couvre.

        Va, dit Youssef-Yousfine, amène-la.

 

Il part et dit à sa tante :

        Allons, emmène ma sœur.

La tante se lève et emmène sa propre fille. Quand elle arrive devant Youssef-Yousfine, celui-ci lui ordonne

        Frappe du pied !

La fille frappe et il ne surgit qu'une dérisoire petite source qui se retire aussitôt. Il lui ordonne

        Secoue ta manche

Elle la secoue et il n'en sort qu'un peu d'herbe vite disparue. Il continue :

— Mets-toi un peu en colère

Elle se met en colère et le temps se couvre un peu. Il lui dit

        Pleure !

Elle pleure et quelques gouttes de pluie tombent vite disparues. Il lui dit alors :

        Ris un peu

Elle rit et de sa bouche sortent quelques perles qui disparaissent. Youssef-Yousfine dit alors :

            Reprends ta fille, reprends-la, je n'en veux pas, elle n'est pas belle. Et il donne ordre à ses ministres :

            Saisissez ce garçon, mettez-le en prison et placez sur son coeur sept meules de pierre.

Ils l'emportent en prison et lui mettent sept meules sur le coeur.

 

Ayant envoyé des ouvriers dans ses jardins pour y construire un mur, pendant qu'ils étaient en train de bâtir, arrive une tourterelle qui se perche sur un palmier ou un mur et qui leur crie :

        Ô ouvriers du sultan, mon frère est-il prisonnier ou libre Eux de répondre :

            Prisonnier, prisonnier

Elle se met à pleurer, elle pleure, pleure, et la pluie de tomber qui abat le mur en construction. Chaque jour la même scène. Un jour Youssef-Yousfine interroge ses ouvriers :

        Que vous arrive-t-il que vous tardiez tant à monter ce mur ?

        Voilà, répondent-ils, il y a une tourterelle qui, chaque fois qu'elle vient, nous demande : « ô ouvriers du sultan, mon frère est-il prisonnier ou libre ? » Elle se met à pleurer et la pluie se met à tomber qui abat notre mur.

            Demain, leur dit-il, tenez, prenez de la glu et enduisez-en l'endroit où cette tourterelle a coutume de se percher et dites-lui « Il est libre; il est libre ! »

        Bien, disent les ouvriers.

 

Le lendemain, ayant apporté de la glu, ils en enduisent l'endroit où se tenait d'habitude la tourterelle. Ils étaient à construire le mur, quand arrive la tourterelle qui se place juste à l'endroit de la glu, et la voilà prise par les pattes. Elle se met à leur crier encore :

        Ô ouvriers du sultan, mon frère est-il prisonnier ou libre ?

        Il est libre, répondent-ils, libre.

 

Elle se met à rire et les perles de tomber de sa bouche. Elle veut s'envoler, mais n'y parvient pas. Un des ouvriers s'empare d'elle et on l'apporte à Youssef-Yousfine. Celui-ci la prend et la met dans une pièce à part. Dès lors il ne s'occupe plus de ses femmes, mais seulement de sa tourterelle. Les femmes de Youssef-Yousfine se prirent à dire :

— A présent, le roi ne s'occupe plus de nous, il n'en a que pour cette tourterelle. Nous devons lui enlever cette tourterelle.

 

 

 

Jean DELHEURE

 

Contes et légendes berbères de Ouargla

(recueillis entre 1941 et 1951)

 

La Boite à Documents

Paris, 1989

Version originale (transcription de Jean DELHEURE)

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03/02/2009

YOUSSEF-YOUSFINE (Jean DELHEURE)

 

Il advint que...

Dieu donne créance au bien, non au mal,

Le bien pour moi, le mal pour lui,

Ou bien il emporte le tout...

 

Il y avait une fois un roi qui n'arrivait pas à avoir d'autre enfant, jusqu'au jour où sa femme mit au monde une fille. Cette fille était chérie de son père. Il la prit et la plaça dans une chambre haute, seule. Or, quand la servante négresse lui apportait à manger, elle enlevait la croûte du pain, les noyaux des dattes, les os de la viande, et n'apportait à la fille du roi que de la nourriture de choix.

Un jour, la négresse distraite laisse le manger sans rien enlever ni au pain, ni aux dattes, ni à la viande. Quand elle eut apporté la nourriture à la fille du roi, celle-ci trouve un os à la viande, de la croûte au pain, des noyaux aux dattes. Elle se dit : « Tiens, les choses ont des noyaux, des os, de la croûte ! » Prenant l'os de la viande, elle se met à l'enfoncer dans le mur jusqu'à y faire un trou de par l'intérieur. A côté c'était une mosquée, et elle entendit les petits élèves coraniques qui disaient :

        Ô Dieu, fais que ma planchette soit comme celle de Youssef-Yousfine !

Elle se dit alors : « Comment ? Y aurait-il quelqu'un qui me surpasse ? » Elle en tombe malade. La voyant malade, son père fait venir pour elle des « tolba » (lettrés). A peine l'un d'eux l'a-t-il vue, qu'il dit au roi :

— Ta fille est malade du mal d'amour.

Quiconque avait le malheur de dire cela au roi avait la tête tranchée. Il ne resta à la fin qu'un seul lettré dans le pays. Le roi envoya quelqu'un le convoquer. Ce lettré avait sa femme en plein dans les douleurs de l'enfantement. Il était déjà sur le pas de sa porte pour sortir, quand on l'appelle

        Eh ! ta femme vient de mettre au monde une fille.

Il va voir sa fille et celle-ci lui parle :

        Prends garde : quand tu auras ouvert le livre, ne lis pas tout ; dis au roi : « Levez-vous, apportez tout comme pour une noce, préparez de la galette fine, du gros couscous et tout ce qu'on fait aux mariées. » Dis au roi qu'il fasse une gourde en or, une jatte en argent, un lit-cage en or avec des arceaux en argent. Dis-lui encore qu'ils posent tout cela, quand ils l'auront monté, dans une pièce à part et qu'ils laissent cette fille y pénétrer seule. Le père lui dit

        Bien.

Il part chez le roi. Ouvrant le livre, il récite tout jusqu'à l'endroit indiqué par sa fille. Le roi se lève et ordonne au crieur public :

            Proclame dans tous les lieux de réunion du pays que toutes les femmes de la ville viennent ici.

Le crieur public fait la proclamation. Toutes les femmes se rendent au palais royal. Les unes se mettent à confectionner du couscous, d'autres des galettes minces, d'autres des fèves, d'autres encore du gros couscous, enfin tout le nécessaire.

Le roi demande à un artisan travaillant l'or et l'argent

— Fais-moi une gourde en or et une jatte en argent, et aussi un lit-cage en or avec arceaux en argent.

Et il ajoute :

        Je les veux pour dans deux jours.

        Bien, lui répond l'artisan.

 

Une fois exécutées toutes ces choses, le roi les fait déposer dans un appartement où il laisse sa fille seule. Le roi et son fils se dissimulent derrière une grosse colonne. La fille se dirige vers tous ces objets, découvre le premier plat et y trouve de la galette grasse, elle s'écrie :

        Ô Dieu, si cette galette grasse que je trouve était pour ma bouche et pour celle de Youssef-Yousfine ! ô Ben Youssef-Yousfine ! ô Ben Youssef-Yousfine !

 

Laissant ce plat, elle va vers un autre et répète la même chose. Quand elle arrive à la gourde d'or et à la jatte d'argent, elle s'écrie :

        Ô Dieu, si cette gourde d'or et cette jatte d'argent pouvaient servir à nous faire boire moi et Youssef-Yousfine ! ô Ben Youssef-Yousfine ! ô Ben Youssef-Yousfine !

 

Elle s'approche du lit-cage et dit

        Ô Dieu, si ce lit d'or avec ses arceaux d'argent pouvait être pour que nous y couchions moi et Youssef-Yousfine

Son père se mit à dire :

        Par Dieu, je la tue ! Par Dieu, je la tue

        Du calme, lui dit son fils, ne la tue pas, je vais me rendre au pays de Youssef-Yousfine et je parviendrai jusqu'à lui.

 

Se levant, il se munit de vivres et d'eau et part pour ce pays accompagné de sa tante paternelle avec la fille de celle-ci et sa soeur à lui. Ils s'en vont et marchent longtemps. Quand la tante va pour coiffer la fille du roi et qu'elle arrive à la grosse touffe frontale, elle lui enfonce une grosse aiguille à matelas dans le crâne en proférant ces mots (en arabe)

        Deviens tourterelle, par l'opération de Dieu !

 

 

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Jean DELHEURE

 

Contes et légendes berbères de Ouargla

(recueillis entre 1941 et 1951)

 

La Boite à Documents

Paris, 1989

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

Version originale (transcription de Jean DELHEURE)

 

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