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04/06/2009

Mon école de Beauprêtre (Émile CHAMPAS) 2


″ Me voilà donc arrivé. J'essaie de pénétrer dans les locaux. Tout est fermé à clé, il n'y a personne. Je redescends vers l'entrée du village où j'aperçois le panneau indiquant l'emplacement d'une agence postale lilliputienne. Une dame, d'une cinquantaine d'années me reçoit d'un air revêche. Je me demande s'il lui arrive de sourire souvent : «Ah ! C'est vous l'instituteur ? Vous venez de France, probablement ? Vous allez les instruire, ils en sauront trop et après, ils nous foutront dehors». Cette personne ne savait pas à quel point ses propos étaient prémonitoires...

Les jours suivants, j'appris que cette dame, Mlle L..., vivait dans ce village, ainsi que son frère, célibataires tous les deux, descendants de familles alsaciennes venues en Algérie après la défaite de 1870 et la perte de l'Alsace-Lorraine. On attribua à ces immigrants les terres confisquées aux tribus kabyles insurgées et dont la rébellion fut matée avec sévérité par l'armée française. Une autre famille d'origine alsacienne habitait Beauprêtre. Ils avaient une petite fille de 6 ans qui allait être inscrite dans ma classe.

Mlle L... m'a quand même donné une clé, c'était celle du local qui allait être ma classe. Les autres – et notamment celle de mon logement – avaient été conservées par le directeur, encore à Alger, et qui allait rejoindre l'école le lendemain. En attendant, il me fallait passer la nuit et me restaurer un peu. Pour ce qui est de mon lit, la question fut vite réglée : j'étalai une couverture par terre entre deux rangées de tables d'élèves et je disposai mon sac en guise d'oreiller. Par ailleurs, j'avais emporté un minimum d'ustensiles de cuisine dont je me servais pour camper : un réchaud électrique, une casserole et quelques sachets de potage en poudre. Se posa alors la question de l'eau. Tout était coupé partout, même dans la cour. Restait la solution de la fontaine publique. Nous étions fin septembre, époque où les sources étaient au plus bas. On interrompait donc la distribution de l'eau une partie de la journée pour la rétablir en fin d'après-midi. C'est à ce moment-là que, tout à fait par hasard, je me suis dirigé vers ce lieu avec, à la main, ma casserole de Monoprix et sa queue rouge en bois.

J'ignorais que c'était l'heure où les femmes, portant leurs récipients sur la tête, venaient faire le plein à la fontaine. Ayant été recluses toute la journée, c'était pour elles un moment de détente au cours duquel les papotages allaient bon train. La présence de ma personne devant le robinet a dû stopper net les conversations, mais les bavardages ont repris, probablement à mes dépens. Une file multicolore s'est constituée, dans laquelle je me suis intégré docilement, attendant poliment mon tour. Je voyais parfois un œil jeter un regard oblique dans ma direction, mais je continuais de fixer obstinément le dos de celle qui me précédait. Le débit de l'eau n'était pas très abondant et les récipients de ces dames, fort volumineux, mettait du temps à se remplir. La personne qui me suivait était favorisée, étant donné la faible capacité de ma casserole.

Je savais qu'en pays musulman, on est très strict quant à l'attitude envers les femmes (on nous l'avais appris à Bouzaréa). J'étais dans une position gênante. «Voilà un étranger qui arrive, venu on ne sait d'où, qui ne trouve rien de mieux que de se joindre à nos femmes juste au moment où elles sortent de chez elles.» Je me suis donc fait le plus discret possible avant de repartir avec ma casserole pleine, marchant avec des précautions infinies. Ce n'était pas le moment de trébucher sur un caillou : un deuxième passage à la fontaine aurait vraiment paru suspect. ″

 

Émile CHAMPAS
Extrait de ″J’étais instituteur en Algérie″ : témoignage

dans ″Notre guerre et notre vécu en Algérie″
de Jean-Yves JAFFRÈS
Livre 3 - 2005

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Commentaires

Ah! madame L...prénom M... et son frère !
Je ne les ai jamais vu sourire, sauf une fois où elle m'a vendu de la bière pour mon groupe.

Écrit par : Bidaut | 16/06/2009

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