Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

10/06/2009

Mon école de Beauprêtre (Émile CHAMPAS) 3

 

 

Une fois mon potage ingurgité, je me suis mis au lit - si on peut dire - bordé par les deux rangées de tables, et j’ai tenté de trouver le sommeil. J'étais encore éveillé quand j'entendis cogner vigoureusement à la porte de la classe. Je savais que l'insurrection continuait en Algérie, et notamment en Kabylie, mais j'ai trouvé qu'on ne perdait pas de temps avec moi. J'ouvris cependant et je vis apparaître successivement le canon d'un fusil, une grosse moustache et une chéchia rouge surmontant un visage qui, dans la demi-obscurité, n'avait rien d'engageant. Je suis passé par des moments d'inquiétude, et même plus, ne sachant pas comment les choses allaient tourner. J'étais venu là, pacifiquement, pour enseigner et je ne voyais vraiment pas ce qu'on me voulait. Mon moral commença à amorcer une courbe descendante accélérée :

«Votre malle est arrivée par le car. Je vous l'apporte». C'était MOULOUD, l'employé communal.

 

 

Les débuts d'un instituteur dans son école kabyle : douar de Beauprêtre, commune mixte de Dra-el-Mitan.

 

Beauprêtre* était un douar rattaché administrativement à la petite ville voisine de Dra­-el-Mizan, distante de 4 km, et qui était le siège de ce qu'on appelait en Algérie une «commune mixte». Les éléments européens y étaient peu nombreux (quelques colons, des fonctionnaires, des professions médicales), la population musulmane constituant une majorité écrasante et d'un niveau de vie médiocre. Cette commune était dirigée par un administrateur, nommé par le gouverneur général. C'était une sorte de sous-préfet de canton. Au nombre de 78 dans toute l'Algérie, ces communes mixtes englobaient 7/10 du pays en superficie. Certaines étaient immenses, mal administrées. Elles représentaient 6/10 de la population totale du pays. Des douars éloignés, perdus dans la montagne, déjà dépourvus d'école, n'avaient jamais vu de représentants de l'autorité française : gendarmes, policiers. Pas de médecins non plus. Même pas un simple dispensaire.

Les autres communes, dites de «plein exercice», regroupaient une population européenne plus importante aux côtés de musulmans plus évolués, en général, que dans les douars. Il y avait alors des conseillers municipaux et un maire élus.

 

Arriva le jour de la rentrée. Le directeur se chargea des élèves les plus âgés et me confia les autres, une quarantaine environ. Il me fallut un certain temps avant que la liste que j'avais péniblement constituée corresponde au nombre de têtes que j'avais devant moi. Je n'étais pas familiarisé avec les patronymes kabyles et je mis quelques jours à m'apercevoir que j'avais par mégarde coupé en deux le nom à «tiroir» d'un élève, ce qui m'en donnait deux au lieu d'un sur ma liste.

 

Un certain nombre de nos élèves se présentèrent seuls, le premier jour, d'autres étaient accompagnés d'un grand frère ou d'un homme adulte de la famille, mais jamais par une femme. Je me souviens d'un grand père accompagnant son petit-fils. Me montrant son épaule où manquait un bras, il prononça un seul mot : «Verdun» et de son unique main il me fit ce cadeau : une bouteille d'huile d'olive et quelques figues sèches. Il est des gestes dont la portée va bien au-delà de l'apparence.

 

L'enseignement que nous dispensions s'apparentait à celui de mes collègues métropolitains en ce qui concerne les matières de base : français, calcul, disciplines d'éveil. Le fait, pour moi, de ne pas parler le kabyle, ne constituait pas un obstacle. Je me comportais exactement comme un professeur d'anglais devant de jeunes français : j'utilisais exclusivement les mots de la langue à enseigner.

 

Bien sûr, il fallait quand même s'adapter (et l'Ecole Normale nous y avait préparés). Dans nos dictées, nous évitions des phrases du type de celles figurant dans le manuel d'orthographe de Bled (il s'agit de l'auteur, pas de la campagne algérienne !) «les charrettes traînées par des boeufs rentrent le foin à la ferme», ou encore : «les enfants ont mis leurs sabots devant la cheminée en attendant Noël». Dans un pays musulman, africain, il fallait veiller à ce que notre enseignement ne soit pas décalé par rapport à l'environnement de nos élèves.

C'est très volontiers que ceux-ci parlaient de leur vie à la maison, contents d'apprendre à leurs maîtres ce qu'ils savaient des coutumes, des contes, des légendes de leur pays, ce qui facilitait leur apprentissage de la langue française et leur donnait plus d'aisance dans leur travail. On appellerait cela aujourd'hui des activités «interactives». Dès 1955, nous n'avions pas besoin de directives ministérielles pour les mettre en œuvre. La seule fille de ma classe, une Européenne, Véronique, descendante d'immigrés alsaciens, rapportait les témoignages de ses ancêtres, venus en Kabylie au moment de la colonisation, et obligés d'allumer chaque soir des feux pour éloigner les bêtes sauvages.

 

*En ce lieu se situe la colonne BEAUPRÊTRE, qui commémore le combat du 8 avril 1864, où périt cet officier, et par lequel débuta l'insurrection des Ouled Sidi Cheich.

 

 

Émile CHAMPAS

Extrait de ″J’étais instituteur en Algérie″ : témoignage

 

dans ″Notre guerre et notre vécu en Algérie″

de Jean-Yves JAFFRÈS

Livre 3 - 2005

 

 

 

 

DRA-EL-MIZAN_ph-tenes.info.jpg
Rue de Dra-El-Mizan

Les commentaires sont fermés.