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26/07/2010

En Petite Kabylie (HÉLIE DE SAINT MARC)

 

ALGÉRIE

 

LA FRONDE
21-25 avril 1961

Quel piétinement, Quelle résolution obscure et menaçante, Quel orage ? (Jean TARDIEU.)

Le 1er REP rejoint la Petite Kabylie et ses montagnes boisées qui tombent brutalement dans la mer. Au détour des chemins tortueux, ouverts à tous les vents, bordés de chênes-lièges et d'oliviers noueux, Hélie Denoix de Saint Marc entrevoit chaque jour la mer des jours d'hiver, d'un gris doux et changeant.

Installé en base arrière près d'un petit village de colonisation du nom de Strasbourg, le régiment prend connaissance avec ironie du message du général Gambiez, successeur de Maurice Challe comme commandant en chef de l'Algérie : « Pendant les jours qui vont venir, va se jouer le forcing qui doit faire reconnaître sans équivoque notre victoire et nous laisser partout les maîtres du terrain. »

Sous la tente qui nous servait de mess, un groupe d'officiers commentait avec beaucoup de sarcasmes le message de Gambiez. L'un d'eux me demanda : « Qu'en pensez-vous, mon commandant ? » J'ai fait un geste vague, sans rien répondre, car je ne pouvais pas désavouer le commandant en chef devant mes hommes. Les officiers me lancèrent des regards hargneux, presque méchants. Ils me faisaient porter le poids de la provocation de Gambien. C'était la première fois de toute ma carrière que je rencontrais ce genre de regards chez des hommes placés sous mes ordres *.

Hélie de Saint Marc se plonge dans son travail avec l'énergie de celui qui évite de penser à l'avenir. De passage à Alger, il ne cherche pas à démêler les fils de tous les bruits de soulèvement qui courent les régiments, les salons et les salles de rédaction. Jacques Morin se souvient : « Ces derniers mois en Algérie ont été un véritable cauchemar. On nous envoyait en opération pour nous occuper, mais le boulot n'avait aucun intérêt. En même temps, tout le monde essayait de se renseigner. Il y avait des visites clandestines, une atmosphère de fin de règne, des codes et un double langage partout. C'était vraiment très pénible. Je me suis pris de bec avec le général Saint Hillier, et j'ai été muté en métropole, quelques semaines avant le putsch »*.

 

*Entretien avec l'auteur.

 

BECCARIA Laurent_Hélie de Saint-Marc.jpgLaurent BECCARIA

Hélie de Saint-Marc

 

Éditions Perrin

Paris, 1988

 

Pages 217-218

 

 

15/07/2010

Hélie de Saint-Marc (Laurent BECCARIA)

HÉLIE DE SAINT MARC près de l’Oued Isser

 

ALGÉRIE 1

 

Au début de l'automne 1956, la compagnie du capitaine de Saint Marc termine une opération sans grands résultats dans une région dépeuplée et aride de l'Atlas blidéen. Saint Marc décide de passer la nuit du côté de l'oued Isser, près d'un poste isolé, avec ses quelques baraques en avant d'un groupe de mechtas. Les derniers rayons de l'automne caressent le campement sommaire des légionnaires qui, contraints au silence durant plusieurs jours, s'interpellent bruyamment dans toutes les langues. La tension de l'opération disparaît doucement et les quatre officiers de la compagnie se racontent en riant quelques «coups».

 

Autour d'eux, Hélie de Saint Marc contemple une nouvelle fois le spectacle de cette Algérie moyenâgeuse qu'il a appris à connaître : quelques moutons, gardés par un enfant vêtu d'une couverture grise et poussiéreuse; des femmes partant pour la corvée d'eau, leurs jarres sur la tête ; des groupes de fellahs regagnant leurs mechtas.

 

Un peu avant la nuit, le chef du poste voisin vient à la rencontre de Saint Marc. La démarche souple et relâchée, le jeune lieutenant commande, en liaison avec une SAS (Section Administrative Spéciale), une section d'une vingtaine de musulmans.

 

C'était un jeune officier très affairé, qui semblait très bien contrôler la situation. Il me rappelait celui que j'avais été huit ans plus tôt. Je lui ai demandé ce qu'il disait aux musulmans. Il m'a répondu : « Qu'il faut s'engager avec nous, que le FLN c'est la destruction et la misère. Que l'armée les protégera. » J'ai senti qu'il me trouvait bien curieux et je l'ai rassuré : « Soyez sans crainte, je ne fais pas de rapport. Mais j'ai connu la même chose en Indochine, et j'avais à peu près votre âge. C'est simplement par curiosité personnelle. Est-ce que vous leur parlez politique ? » « Vaguement, enfin avec les plus jeunes surtout. On leur dit qu'ils voteront avec les Européens, ensemble. Qu'on va peut-être organiser une réforme agraire, parce qu'ils n'ont pas les meilleures terres. » J'ai trouvé qu'il s'avançait drôlement. Le Collège unique était un projet de Soustelle, qui était mal engagé. Quant à la réforme agraire... Il m'a répondu : « Ça va sûrement venir, parce que c'est le seul moyen de gagner. On ne pourra vraiment emporter l'adhésion des musulmans que si beaucoup de choses changent dans ce pays. Beaucoup... »

Nous avons discuté ainsi jusque tard dans la nuit. Mon jeune lieutenant, après deux mois en plein bled, avait compris que rien de bon ne se ferait sans de profondes réformes. Il ne fallait d'ailleurs pas être un prix Nobel pour s'en rendre compte*

 

Ce dialogue au fond d'un douar perdu porte en lui les germes du 13 mai 1958. En dépassant sa mission et en lançant des promesses dont rien n'assure qu'elles pourront être tenues, le jeune lieutenant met le doigt dans un engrenage terrible. Mais peut-il faire autrement ? Le pouvoir politique jette des centaines d'officiers en plein djebel sans avoir lui-même une vue d'ensemble... Contraint de démêler tout seul les fils de la situation dans son poste de montagne, le lieutenant contracte, auprès des musulmans qu'il convainc, une dette qu'à terme la France ne pourra pas - ou ne voudra pas - payer.

 

Malgré un malaise grandissant devant l'absence de réformes en Algérie, Hélie Denoix de Saint Marc sent qu'il s'attache de plus en plus à cette terre calcinée et chaleureuse, où l'air embaume et où se côtoient la Bible, le Talmud et le Coran. La fibre paternelle et ses courses d'enfant dans les bois du Fournial lui ont laissé une faculté étonnante de prendre racine, quels que soient le lieu ou l'air du temps.

 

Sur ce point, j'ai un cœur tendre ! Mes amours pour les différentes terres des hommes se sont succédé, sans pour autant s'exclure. Il y a eu mon amour d'adolescent pour le Périgord, ma passion violente pour le Vietnam et cette attirance pour l'Algérie. Je me demandais parfois si cela ne devenait pas une faiblesse. Il m'arrivait d'envier l'indifférence hautaine de quelques-uns de mes camarades à l'égard des pays où ils se battaient. Mais je crois profondément que la terre façonne les hommes et que dans le type de guerre « globale » que nous menions, où le moindre acte militaire mettait en cause une conception générale du monde, il était difficile de rester indifférents. Et d'une certaine manière cela aurait pu être une faute*.

 

* Entretien avec l'auteur.

 

BECCARIA Laurent_Hélie de Saint-Marc.jpgLaurent BECCARIA

Hélie de Saint-Marc

 

 

Éditions Perrin

 

Paris, 1988

 

 

Pages 167-169

 

07/07/2010

Le Montespan à Gigeri en 1664 (Jean TEULÉ) 3

 

Le bateau surchargé de blessés est le dernier à avoir levé l'ancre. Les autres navires de transport – L'Hercule, La Reine... – (en meilleur état) emmènent le haut commandement au large tandis que Louis-Henri est à bord de ce rafiot prenant l'eau, qui se traîne. Il fut mal radoubé par Rodolphe, le charpentier de Toulon. Des planches éclatent sur le pont où les grands brûlés ont quitté leur chemise de peau. Tout autour du marquis assis, les vents rôdent sur des tronçons humains. Des linges blancs ou bleus entourent les moignons de cette buanderie militaire, ce bain populaire qui, pour les cœurs un peu sensibles, rendent ces hommes plus effrayants que des monstres. Et là, les formes, les sueurs de ces centaines de christs aux yeux sombres et doux. Près de Louis-Henri, un homme éventré fredonne. Sa bouche est béante et ses manches font vaguement par J'espace des signes fous auxquels personne ne répond. Il chantonne :

Beaufort dans les conseils tonne,

On le redoute avec raison,

Mais à la façon dont il raisonne,

On le prendrait pour un oison...

 

De longues rames s'allongent et battent en cadence la surface de l'eau. Au matin, à proximité de la presqu'île de Giens, un terrible craquement ébranle d'un coup La Lune qui s'ouvre en deux et coule en un instant tel un bloc de marbre. Mille deux cents blessés des régiments de Picardie et de Normandie sont perdus. Quelques-uns s'en sortent miraculeusement, s'accrochant à une chaloupe. Montes­pan. dans les bouillons aspirants, descend très profondément. Il a du mal à remonter, trop alourdi par ses sacoches qu'il n'a pas lâchées du poing. L'or le leste. Il doit s'en débarrasser. Dans les mouvements d'eau provoqués par le bateau touchant le fond, tandis que les sables remontent et lui griffent le visage, à tâtons il pioche dans le trésor dont il emplit les poches de sa redingote militaire. Il lâche les sacoches et remonte de son apnée au bord de l'asphyxie. La chaloupe est très au loin et il n'a pas la force de crier. Il tente de se calmer et nage parmi des corps mutilés, s'accroche à l'un d'eux pour reprendre son souffle et, au ras de l'eau, contemple le désastre de cette expédition manquée contre les Barbaresques. Il se surprend à penser : « Où est donc La Fontaine ? Le fabuliste n'en fait pas un beau sonnet ? Et Le Brun, ces moignons flottants ne l'inspirent pas pour une jolie tapisserie ? » Puis il repart à la brasse lente sur la Méditerranée en deuil mais il est vraiment trop épuisé et, de chaque côté, les poches pleines de sa redingote l'attirent encore vers le fond. Il plonge la tête sous l'eau, arrache les coutures. Il regarde, dépité, les lourds bracelets couler à pic et les parures de diamants, colliers de pierres précieuses, filer comme des serpents. Les rangs brisés de perles ondulent et leurs petites taches blanches s'échappent du fil. Elles s'éparpillent, scintillent, et disparaissent dans l'eau noire.

Enfin, il voit au loin une prairie, et les derniers boutons-d'or, les dernières marguerites, demandent grâce au jour. Il s'échoue sur la plage telle une méduse. Une joue dans le sable, sa bouche fait des bulles – un chapelet d'amour : « Athénaïs... »

 

ELLE Louis, le Jeune Ferdinand_Marquise de Montespan _Versailles.jpg
Portrait de Athénaïs, Marquise de Montespan, visible à Versailles 

 

Il rentre en France sans que son nom ait trouvé la moindre illustration dans cette guerre. Encore une fois, Montespan revient non couvert d'honneurs mais de honte et de dettes. Le cerveau bourré de chiffons, il arrive à pied, en chemise et tête nue, rue Taranne. Il grimpe les marches, ouvre la porte de la cuisine. Athénaïs, assise dans une cuve, prend un bain. Elle se lève, une serviette devant elle, puis, reconnaissant son mari, la laisse tomber dans l'eau. Louis Henri regarde son ventre arrondi, bouche bée.

 

Jean TEULÉ

Le Montespan

 

Éditions Julliard

Paris, 2008

 

Chapitre 6

Pages 60 à 68

 

 

03/07/2010

Le Montespan à Gigeri en 1664 (Jean TEULÉ) 2

 

Montespan s'était écrasé et ne l'avait plus ramené.

Il ne s'était pas une nouvelle fois surendetté et n'était pas venu ici pour se mettre à dos un cousin du monarque. Simplement, il lui avait semblé que... Mais presque tous les officiers – La Châtre, Martel, Charuel, Lestancourt, etc. – avaient ricané, serviles, autour de Beaufort. Seul le chevalier de Saint-Germain avait observé le marquis d'un air attentif. Le gros Vivonne s'était bidonné aussi (semblant oublier que lui-même avait acheté une charge de marine sans jamais avoir auparavant mis ses talons rouges dans une barque de rivière). Le cousin du roi, très sûr de lui, s'était gaussé en étirant ses moustaches parfumées :

— La plus grande puissance mondiale devrait-elle craindre une bande d'éleveurs de chèvres en burnou ? Allons donc, je n'aurai besoin que des blanchisseuses de l'armée pour garder les fortifications de Gigeri et les redoutes du djebel El-Korn. Servez-vous au cimetière.

Les soldats étaient alors allés desceller les pierres des mausolées pour terminer l'édification de la muraille. La nuit suivante, dans le désert, une voix avait psalmodié en arabe :

— Les morts privés de leurs tombeaux ont obtenu du Ciel la permission de se venger. Le Prophète leur est apparu et a promis de faire fondre les boulets des Français comme de la cire !

Montespan avait observé avec inquiétude les feux que les Kabyles avaient allumés sur les collines Pour appeler la canonnerie turque et les douars éloignés à l'attaque contre le camp chrétien. Et puis voilà.

C'est la révolte du Coran poussée par le sirocco ! Les étoiles crèvent les murs. Les fortifications sont partout illustrées de chaudes fleurs et, dans le ciel, ce sont des accidents de féeries scientifiques. La réserve de poudre et de munitions explose, faisant d'un millier de Français autour un tas fumant. L'ordre d'évacuer ce pays poivré a été donné. Les premières barques fuient en déroute avec les nappes de brume. Près des tambours dorés et des rouges canons abandonnés sur le sable, Montespan, dernier capitaine à terre, tente avec ses mousquetaires de ralentir la progression de l'ennemi pour que les barques aient le temps de rejoindre les navires qui les attendent au large. Mais l'armée turque est épouvantable avec ses bruits de houle, hurlant comme une chienne, hurlant comme une mer, avec des bâtons et des piques de fer, ses tambours et ses grands cris de halle. Louis-Henri en a les yeux flottants. Il porte sur l'épaule gauche, pendant devant et derrière, une double sacoche comme on en pose sur le dos d'un cheval. Les sacoches de cuir ouvertes débordent de bijoux, barres d'or, diamants en quantité, vaisselles fines et perles, qu'il a pillés, vite fait, à son tour dans l'antre des pirates. Il n'a pas voulu laisser toutes les richesses barbaresques volées dont le port est empli. Cela remboursera cette expédition désastreuse, l'ensemble de ses dettes, et il pourra couvrir de cadeaux Athénaïs. Même à cet instant, dans la lumière diluvienne des armes, il pense à Elle. Sa vue erre. Mais quoi, elle lui est tout – et merci Puis il court vers la mer mais les soldats tentent en vain de déséchouer une chaloupe où se sont entassés une centaine de blessés. Alors, avec Saint-Germain, accompagné de trois hommes, il retourne sur la plage. Saint-Germain, touché à la cuisse, s'effondre dans l'eau. Suivi de ses trois compagnons, Louis-Henri se jette avec furie contre les premiers Kabyles, en tue deux à coups d'épée (sans même savoir comment il s'y est pris) et casse l'élan des ennemis. Voyant la chaloupe s'éloigner enfin du rivage, il rompt l'engagement et se jette à la nage avec les derniers soldats. Les Turcs s'alignent maintenant sur la plage et comme à l'exercice tirent sur les cibles ballottées dans les déferlantes. Deux hommes sont abattus mais le troisième est sauvé de la noyade. Saint-Germain est encore touché à deux reprises. Les forces lui manquent. Dans un dernier élan, il réussit à tendre les bras vers l'embarcation. Louis-Henri, déjà à bord, agrippe sa main, le hisse lentement hors de l'eau. Saint-Germain, dégoulinant, lui promet :

— Je suis très proche du roi et saurai lui dire votre perspicacité et votre héroïsme. Sa Majesté vous récompen...

Mais un boulet, cette fois, l'atteint en pleine tête. Le torse du chevalier tombe dans les bras de Montes­pan.

La houle marine dans la nuit sans étoiles roule et déroule parmi les bruits sourds et les craquements du vaisseau – La Lune – à bord duquel le Gascon a trouvé place.

 

JIJEL_Corniche de Saphir.jpg
Environs de Jijel

 

 

Jean TEULÉ

Le Montespan

 

Éditions Julliard

Paris, 2008

Chapitre 6

Pages 60 à 68