03/05/2012
20 août 2002 (Boualem SANSAL) 1
20 août, 19 heures
Boutique de Ammi Arezki.
Une bougie plantée dans le col d'une bouteille éclaire chichement les murs. Au fond du verre s'agite une famille de blattes que l'on peut regarder souffrir si on aime ça. Sous la lumière macabre de la chandelle, la danse fait penser à une transe vaudou. Trois boîtes de conserves rouillées sur l'étagère, un cageot de patates dans leur gangue noire, un truc par-ci, un truc par-là, des invendables qu'il refuse de jeter alors que la faillite sonne à sa porte depuis qu'il a ouvert boutique. Avec lui on peut causer, il en a gros sur le coeur. Il a soixante-dix ans mais cela fait longtemps qu'il a perdu ses illusions et ses dents.
—Dis-moi, Ammi Arezki, tu le vois comment, ce foutu pays ?
—Il marche sur la tête, mon frère.
—Mais encore ?
—Il avance en reculant... tu le vois pas ?
—On doit être précis quand on parle de ces choses. Est-ce le pays qui recule et nous qui avançons trop vite, est-ce l'inverse ou est-ce que lui et nous sommes aveugles... ou culs-de-jatte, si tu préfères ?
—Tu veux que je te dise ? Hé bien, ce bled n'est pas un pays !
—Tu exagères... il a un drapeau, une capitale, du pétrole, et... euh... des ministres plein le gouvernement dont un moine terroriste pour l'Industrie !
—Hein, l'industrie... ! Dans quel cinéma on joue ça?
—Bon le pays n'est pas un pays; mais nous sommes quand même un peuple, non ?
—Tu veux que j'te dise?... Tu veux que j'te dise? Nous sommes une foule qui se marche sur les pieds en braillant. Un de tes ministres l'a écrit noir sur blanc quand il était dans l'opposition; et la misère jusqu'au cou, tu l'as oublié? Avant, ça oui, nous étions un peuple; mais c'est fini maintenant.
—Quand ça, avant ?
—Avant, j'te dis !
Comment ai-je pu penser que j'avancerais dans mes réflexions auprès d'un commerçant en faillite ? Je baisse. C'est vrai quoi, voilà dix ans que l'administration cherche à les immatriculer sans parvenir à en attraper un seul, c'est bien qu'ils ont tous l'esprit à la fraude. C'est vrai aussi que leur ministre du Commerce est celui-là même qui avait affirmé que nous n'étions ni un pays ni un peuple et que d'autres avant lui, des figures historiques, Ferhat Abbas notamment, ont longuement disserté sur la question de savoir si nous étions ceci ou cela, une peuplade erratique ou un conglomérat de tribus éternellement en bisbille. Ammi Arezki est un loustic comme les autres qui me l'a joué « il n'y a plus d'État, joue ton jeu, tu gagneras ta journée ! », et je n'ai rien vu. Tout le quartier sait qu'il fait partie de l'Organisation, sauf moi.
Algérie, 40 ans après.
Pages 162-165 (Boualem SANSAL)
Éditions de l'Aube
2003
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