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24/06/2009

Amitié (Feraoun – Monnoyer)2 par Mehenni Akbal

 

Lettre de Mouloud Feraoun à Maurice Monnoyer

 

 

″Jeudi, 19 février 1953

 

Cher monsieur,

 

Voici une page (de La Terre et le sang publiée dans L'Effort algérien du 27 février 1953) qui, je l'espère, conviendra à L'Effort. Ce n'est pas le passage humoristique que vous attendez – vraiment trop long, 5 ou 6 pages – mais une page triste de la fin du roman. Je m'en excuse. J'ai du travail par-dessus la tête : travail administratif, correspondance, préparation de ma classe. J'ai trouvé deux lettres de revues me demandant des papiers...

 

J'ai rapporté une excellente impression de ma visite et je suis très à l'aise pour vous donner quelques précisions sur ce que vous aurez à dire dans le journal. Là encore je sais que vous ne m'en voudrez pas.

 

Notre entrevue comprend deux parties distinctes :

1 – Une interview – je n'ai pas le dictionnaire sous la main – au cours de laquelle vous avez pris des notes et destinée au public.

 

2 – Un entretien amical entre confrères qui nous regarde tous deux. Exclusivement. Voilà. D'ailleurs la chose était convenue.

 

3 - Ma fille proteste avec toute sa ferme énergie et ne veut pas que les gens sachent comment elle s'appelle. Ma femme ne veut pas que les mêmes gens soient exactement renseignés sur notre passé et notre existence actuelle. Alors écourtez s'il vous plait. Les miens estiment que j'en ai trop dit dans Le Fils du pauvre. J'ai oublié de vous le dire. Il ne faut pas que je remette cela. Bon : directeur d'école à Fort-National, père de six enfants, a toujours vécu dans son bled et exercé dans différents postes de Kabylie. N'est-ce pas suffisant ?

 

4 — Il faudra aussi souligner que si Le Fils du Pauvre et son succès m'ont encouragé à écrire, il y a quelqu'un qui m'a tout le temps tarabusté, qui m'a mis la plume entre les pattes, c'est mon ami Roblès. Chaque fois : « où en es-tu ? », « travaille sec », « j'attends ton roman », etc. Il est venu à plusieurs reprises me relancer à Taourirt et pour sa voiture ce fut chaque fois une expédition.

Dites bien que pour lui l'amitié n'est pas un vain mot. Et aussi que je le connais depuis 20 ans.

 

La visite chez Adreit a été charmante et il a eu l'amabilité de m'offrir le dessin, vous voudrez bien me l'envoyer. Et maintenant, il ne me reste plus qu'à vous remercier.

 

Bien cordialement à vous.″

 

 

AKBAL-Mehenni_Histoire-Amitie.jpgMehenni Akbal

Mouloud Feraoun - Maurice Monnoyer

Histoire d'une amitié

EDITIONS EL-AMEL

 

Pages 57 et 58

 

17/06/2009

Amitié (Feraoun – Monnoyer)1 par Mehenni Akbal

Mouloud Feraoun — Maurice Monnoyer : Histoire d'une amitié


″C'est par son Journaliste en Algérie ou l'histoire d'une utopie, édité, en 2001 chez L'Harmattan, avec une préface du Professeur Guy Dugas, que j'ai connu Maurice Monnoyer. Intéressant récit-témoignage à faire figurer parmi les ouvrages relatifs à l'histoire de la presse et du journalisme en Algérie durant la période coloniale. En 2007, je l'avais contacté pour la première fois, par courriel, en lui adressant un essai sur Mouloud Feraoun pour une éventuelle préface. Une quinzaine de jours après, il s'était empressé de la rédiger et de me l'envoyer accompagnée de quelques recommandations et corrections à apporter sur mon texte. Un texte dont j'ai abandonné le projet de publication quand je m'étais rendu compte, après sa relecture, qu'il était parsemé d'imperfections et de maladresses.
En marge d'un séjour scientifique en France, effectué en mars dernier, je suis parti à sa rencontre. En descendant du TGV qui me transportait de Paris, je découvre, à la gare Saint-Roch de Montpellier, un homme chaleureux, courtois et affable qui parait avoir une bonne vingtaine d'années de moins tant il est bien conservé et jouit de toutes ses facultés motrices et intellectuelles.
A ses côtés, j'ai passé dans sa résidence une journée inoubliable. Du haut de ses 89 ans, je l'ai écouté, avec un grand bonheur et un immense plaisir, parler, non sans franchise, spontanéité et sincérité, de son enfance, de sa jeunesse, de son emprisonnement en qualité de soldat de l'armée belge par les Allemands durant la 2e Guerre mondiale, de sa carrière de journaliste, de l'amour qu'il porte pour l'Algérie et son peuple, de l'amitié qu'il a entretenue avec les célèbres écrivains Algériens Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri et Mohammed Dib.
L'idée de ce livre, qui serait, je l'espère, d'un apport documentaire pour les chercheurs et universitaires, voire pour le grand public, est née de cette rencontre. Dans ce volume, on l'aura compris, se trouvent réunis, avec l'aimable autorisation de Maurice Monnoyer, des textes peu connus et inédits sur et de Mouloud Feraoun.″

Alger, le 18 avril 2009
Mehenni Akbal,
Maître de conférences à l'université d'Alger.


AKBAL-Mehenni_Histoire-Amitie.jpgMehenni Akbal
Mouloud Feraoun - Maurice Monnoyer
Histoire d'une amitié
EDITIONS EL-AMEL

Extrait : pages 9 et 10

10/06/2009

Mon école de Beauprêtre (Émile CHAMPAS) 3

 

 

Une fois mon potage ingurgité, je me suis mis au lit - si on peut dire - bordé par les deux rangées de tables, et j’ai tenté de trouver le sommeil. J'étais encore éveillé quand j'entendis cogner vigoureusement à la porte de la classe. Je savais que l'insurrection continuait en Algérie, et notamment en Kabylie, mais j'ai trouvé qu'on ne perdait pas de temps avec moi. J'ouvris cependant et je vis apparaître successivement le canon d'un fusil, une grosse moustache et une chéchia rouge surmontant un visage qui, dans la demi-obscurité, n'avait rien d'engageant. Je suis passé par des moments d'inquiétude, et même plus, ne sachant pas comment les choses allaient tourner. J'étais venu là, pacifiquement, pour enseigner et je ne voyais vraiment pas ce qu'on me voulait. Mon moral commença à amorcer une courbe descendante accélérée :

«Votre malle est arrivée par le car. Je vous l'apporte». C'était MOULOUD, l'employé communal.

 

 

Les débuts d'un instituteur dans son école kabyle : douar de Beauprêtre, commune mixte de Dra-el-Mitan.

 

Beauprêtre* était un douar rattaché administrativement à la petite ville voisine de Dra­-el-Mizan, distante de 4 km, et qui était le siège de ce qu'on appelait en Algérie une «commune mixte». Les éléments européens y étaient peu nombreux (quelques colons, des fonctionnaires, des professions médicales), la population musulmane constituant une majorité écrasante et d'un niveau de vie médiocre. Cette commune était dirigée par un administrateur, nommé par le gouverneur général. C'était une sorte de sous-préfet de canton. Au nombre de 78 dans toute l'Algérie, ces communes mixtes englobaient 7/10 du pays en superficie. Certaines étaient immenses, mal administrées. Elles représentaient 6/10 de la population totale du pays. Des douars éloignés, perdus dans la montagne, déjà dépourvus d'école, n'avaient jamais vu de représentants de l'autorité française : gendarmes, policiers. Pas de médecins non plus. Même pas un simple dispensaire.

Les autres communes, dites de «plein exercice», regroupaient une population européenne plus importante aux côtés de musulmans plus évolués, en général, que dans les douars. Il y avait alors des conseillers municipaux et un maire élus.

 

Arriva le jour de la rentrée. Le directeur se chargea des élèves les plus âgés et me confia les autres, une quarantaine environ. Il me fallut un certain temps avant que la liste que j'avais péniblement constituée corresponde au nombre de têtes que j'avais devant moi. Je n'étais pas familiarisé avec les patronymes kabyles et je mis quelques jours à m'apercevoir que j'avais par mégarde coupé en deux le nom à «tiroir» d'un élève, ce qui m'en donnait deux au lieu d'un sur ma liste.

 

Un certain nombre de nos élèves se présentèrent seuls, le premier jour, d'autres étaient accompagnés d'un grand frère ou d'un homme adulte de la famille, mais jamais par une femme. Je me souviens d'un grand père accompagnant son petit-fils. Me montrant son épaule où manquait un bras, il prononça un seul mot : «Verdun» et de son unique main il me fit ce cadeau : une bouteille d'huile d'olive et quelques figues sèches. Il est des gestes dont la portée va bien au-delà de l'apparence.

 

L'enseignement que nous dispensions s'apparentait à celui de mes collègues métropolitains en ce qui concerne les matières de base : français, calcul, disciplines d'éveil. Le fait, pour moi, de ne pas parler le kabyle, ne constituait pas un obstacle. Je me comportais exactement comme un professeur d'anglais devant de jeunes français : j'utilisais exclusivement les mots de la langue à enseigner.

 

Bien sûr, il fallait quand même s'adapter (et l'Ecole Normale nous y avait préparés). Dans nos dictées, nous évitions des phrases du type de celles figurant dans le manuel d'orthographe de Bled (il s'agit de l'auteur, pas de la campagne algérienne !) «les charrettes traînées par des boeufs rentrent le foin à la ferme», ou encore : «les enfants ont mis leurs sabots devant la cheminée en attendant Noël». Dans un pays musulman, africain, il fallait veiller à ce que notre enseignement ne soit pas décalé par rapport à l'environnement de nos élèves.

C'est très volontiers que ceux-ci parlaient de leur vie à la maison, contents d'apprendre à leurs maîtres ce qu'ils savaient des coutumes, des contes, des légendes de leur pays, ce qui facilitait leur apprentissage de la langue française et leur donnait plus d'aisance dans leur travail. On appellerait cela aujourd'hui des activités «interactives». Dès 1955, nous n'avions pas besoin de directives ministérielles pour les mettre en œuvre. La seule fille de ma classe, une Européenne, Véronique, descendante d'immigrés alsaciens, rapportait les témoignages de ses ancêtres, venus en Kabylie au moment de la colonisation, et obligés d'allumer chaque soir des feux pour éloigner les bêtes sauvages.

 

*En ce lieu se situe la colonne BEAUPRÊTRE, qui commémore le combat du 8 avril 1864, où périt cet officier, et par lequel débuta l'insurrection des Ouled Sidi Cheich.

 

 

Émile CHAMPAS

Extrait de ″J’étais instituteur en Algérie″ : témoignage

 

dans ″Notre guerre et notre vécu en Algérie″

de Jean-Yves JAFFRÈS

Livre 3 - 2005

 

 

 

 

DRA-EL-MIZAN_ph-tenes.info.jpg
Rue de Dra-El-Mizan

04/06/2009

Mon école de Beauprêtre (Émile CHAMPAS) 2


″ Me voilà donc arrivé. J'essaie de pénétrer dans les locaux. Tout est fermé à clé, il n'y a personne. Je redescends vers l'entrée du village où j'aperçois le panneau indiquant l'emplacement d'une agence postale lilliputienne. Une dame, d'une cinquantaine d'années me reçoit d'un air revêche. Je me demande s'il lui arrive de sourire souvent : «Ah ! C'est vous l'instituteur ? Vous venez de France, probablement ? Vous allez les instruire, ils en sauront trop et après, ils nous foutront dehors». Cette personne ne savait pas à quel point ses propos étaient prémonitoires...

Les jours suivants, j'appris que cette dame, Mlle L..., vivait dans ce village, ainsi que son frère, célibataires tous les deux, descendants de familles alsaciennes venues en Algérie après la défaite de 1870 et la perte de l'Alsace-Lorraine. On attribua à ces immigrants les terres confisquées aux tribus kabyles insurgées et dont la rébellion fut matée avec sévérité par l'armée française. Une autre famille d'origine alsacienne habitait Beauprêtre. Ils avaient une petite fille de 6 ans qui allait être inscrite dans ma classe.

Mlle L... m'a quand même donné une clé, c'était celle du local qui allait être ma classe. Les autres – et notamment celle de mon logement – avaient été conservées par le directeur, encore à Alger, et qui allait rejoindre l'école le lendemain. En attendant, il me fallait passer la nuit et me restaurer un peu. Pour ce qui est de mon lit, la question fut vite réglée : j'étalai une couverture par terre entre deux rangées de tables d'élèves et je disposai mon sac en guise d'oreiller. Par ailleurs, j'avais emporté un minimum d'ustensiles de cuisine dont je me servais pour camper : un réchaud électrique, une casserole et quelques sachets de potage en poudre. Se posa alors la question de l'eau. Tout était coupé partout, même dans la cour. Restait la solution de la fontaine publique. Nous étions fin septembre, époque où les sources étaient au plus bas. On interrompait donc la distribution de l'eau une partie de la journée pour la rétablir en fin d'après-midi. C'est à ce moment-là que, tout à fait par hasard, je me suis dirigé vers ce lieu avec, à la main, ma casserole de Monoprix et sa queue rouge en bois.

J'ignorais que c'était l'heure où les femmes, portant leurs récipients sur la tête, venaient faire le plein à la fontaine. Ayant été recluses toute la journée, c'était pour elles un moment de détente au cours duquel les papotages allaient bon train. La présence de ma personne devant le robinet a dû stopper net les conversations, mais les bavardages ont repris, probablement à mes dépens. Une file multicolore s'est constituée, dans laquelle je me suis intégré docilement, attendant poliment mon tour. Je voyais parfois un œil jeter un regard oblique dans ma direction, mais je continuais de fixer obstinément le dos de celle qui me précédait. Le débit de l'eau n'était pas très abondant et les récipients de ces dames, fort volumineux, mettait du temps à se remplir. La personne qui me suivait était favorisée, étant donné la faible capacité de ma casserole.

Je savais qu'en pays musulman, on est très strict quant à l'attitude envers les femmes (on nous l'avais appris à Bouzaréa). J'étais dans une position gênante. «Voilà un étranger qui arrive, venu on ne sait d'où, qui ne trouve rien de mieux que de se joindre à nos femmes juste au moment où elles sortent de chez elles.» Je me suis donc fait le plus discret possible avant de repartir avec ma casserole pleine, marchant avec des précautions infinies. Ce n'était pas le moment de trébucher sur un caillou : un deuxième passage à la fontaine aurait vraiment paru suspect. ″

 

Émile CHAMPAS
Extrait de ″J’étais instituteur en Algérie″ : témoignage

dans ″Notre guerre et notre vécu en Algérie″
de Jean-Yves JAFFRÈS
Livre 3 - 2005

Ecole-BEAUPRETRE_ph-jjb.jpg