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06/09/2011

Éclat de vie (Malika ARABI)


Le top du top chez la fille kabyle c’est sa virginité. Celle qui n’est pas vierge est maudite. On peut tuer pour cela. Le nombre de filles répudiées le lendemain de leur mariage parce qu’elles ont perdu leur vertu est incalculable. Tout l’honneur de la famille tourne autour de ce bout de chair qu’on appelle l’hymen. L’homme veut avoir l’honneur d’être le premier à toucher à sa femme et il veut paradoxalement avoir une fille expérimentée dans son lit. Avoir le beurre et l’argent du beurre en quelque sorte. Je trouve pour ma part le rituel de la nuit de noce consistant à montrer le fameux drap maculé du sang de la vierge, obscène et avilissant. Je croyais naïvement que de nos jours ces pratiques sont révolues. Que nenni.


Il y a juste quelques jours une dame d’une extrême jeunesse m’a raconté sa nuit de noce d’une voix pleine d’amertume :

« Mon mari s’est saoulé le jour de notre mariage, je ne le lui pardonnerai jamais. Il est rentré dans notre chambre nuptiale et les premières paroles qu’il m’a dites furent : "Allez, on se dépêche pour être tranquilles après ; c’est un vrai souci. Il y a tous mes copains qui attendent que je leur montre le drap afin de tirer des coups de feu." Je l’ai regardé incrédule. Bonjour le romantisme. Et je lui ai dit : "Alors ils seront déçus tes copains car c’est ma période de menstruation, il ne se passera rien du tout." Dépité, il ressortit et revint quelques minutes plus tard pour me dire : " C’est bon, je leur ai dit que ce n’était pas pour cette nuit vu que tu as tes règles. Ils sont partis mais ils sont déçus. "


- Et que veux-tu qu’on dise à toutes ces femmes qui attendent dans le salon ? Tu sais, c’est l’horreur.

 

J’ai aujourd’hui encore beaucoup de colère en moi quand je me rappelle ce moment. On devrait bannir certaines de nos coutumes ; c’est trop rabaissant pour une femme. De telles pratiques ne devraient plus être permises.

Dans l’après-midi ma mère est venue me rendre visite, elle a vu mon air abattu et a voulu savoir ce qui s’était passé. Quand je lui ai tout raconté et que je lui ai dit à quel point j’étais humiliée, elle s’est contentée de pleurer à son tour. Je voyais ma mère pleurer pour la première fois, tu te rends compte ? Rendre des gens aussi malheureux pour des futilités, cela me révolte. Tu vois le paradoxe de la société kabyle ? On t’élève en te gavant de toutes sortes de principes. La pudeur entre autres et dans ce cas de figure précis, non seulement ils la perdent cette pudeur dont on nous a saoulés pendant des années mais ils deviennent carrément obscènes. Va comprendre.

J’ai vraiment choisi mon mari enchaîna-t-elle, personne ne me l’a imposé. J’ai cru l’aimer ou plutôt mes sentiments étaient quelque peu ambigus. Mon père était jaloux et possessif, il poussait son machisme jusqu’à nous interdire à nous les filles, de regarder par la fenêtre. Une femme qui s’expose aux regards des passants n’est autre qu’une dévergondée. On ne pouvait même pas écouter librement la radio. Il fallait la mettre en sourdine quand il n’était pas là et l’éteindre dès qu’il rentrait. C’était un régime quasi militaire. Je croyais m’extirper de son emprise et m’affranchir enfin par le mariage. Mais voilà, comme tous les Kabyles mon époux a été élevé par une mère qui lui a toujours fait croire que les hommes valaient beaucoup mieux que les femmes. On ne sait pas pourquoi l’amour commence et pourquoi il se termine. Pourquoi telle personne et pas telle autre. Il a commencé à me frapper la première année de notre mariage. J’étais enceinte de mon premier enfant. Quand ma grossesse a atteint le huitième mois et que je commençais à devenir lourde, nous sommes partis ramener sa grande sœur célibataire pour m’aider dans les tâches ménagères. La première réaction de sa sœur était de refuser mais il l’a obligée en lui disant : "J’ai besoin de toi, si tu me refuses ton aide, ne compte plus jamais sur moi." La mort dans l’âme, elle est montée dans notre voiture mais durant tout le trajet, elle n’avait pas cessé de râler, de tempêter contre moi. Excédée, je me suis retournée vers elle et je lui ai dit : "Personne ne t’oblige à venir, si tu ne veux pas m’aider, on peut toujours faire demi-tour ; je ne supporte pas le fait que tu te mettes en colère, tu es en train de tout gâcher." Je n’avais pas terminé ma phrase que je sens le poing de mon mari s’abattre de toutes ses forces sur mon nez. J’ai failli m’évanouir. Le sang s’est mis à gicler et toute ma poitrine en était pleine. Je n’avais rien compris. Mon mari, cet homme que j’ai choisi parmi tant d’autres, cet homme que j’ai aimé est devenu ce monstre ? Et ma belle-sœur très fière de lui a dit : " Merci mon frère, c’est ainsi que l’homme, le vrai, se comporte avec sa femme. Il ne faut pas la laisser te mener par le bout du nez, montre lui que c’est toi qui portes la culotte et non l’inverse."

 C’est vrai que le coup que je venais de recevoir était très douloureux, mais pas autant que l’humiliation, je me suis sentie bafouée, je valais moins que zéro. Nous devions passer chez mes parents récupérer quelques effets que j’avais laissés chez eux. En me voyant, ma mère a hurlé : "C’est quoi tout ce sang ? Que t’est-il arrivé ? " Mon mari et sa sœur se sont regardés et ont tous les deux baissé les yeux et moi j’ai dit : " Nous avons fait un petit accident sur la route, ce n’est pas grave, ne t’en fais pas, je n’ai rien, j’ai juste saigné du nez." Première grosse bourde de ma vie, il n’eut pas fallu que je mente. Je venais de cautionner la monstruosité de mon mari. Je ne sais pas si ma mère a cru à cette histoire d’accident mais je ne me sentais pas le courage de lui dire la vérité. Je n’avais pas la force de lui dire que je venais d’être battue comme une chienne par l’homme que j’aimais. J’avais trop honte et elle ne l’a jamais su. Depuis ce jour, je n’avais plus sur mon mari le même regard. Quelque chose s’est définitivement brisée et surtout je ne croyais plus en l’amour. C’est quoi l’amour ? Ce n’est qu’un mot qui a perdu tout son noble sens à mes yeux. Mon mari ne s’est jamais excusé du mal qu’il m’a fait. Un vrai homme se doit de ne pas demander pardon à sa femme. Oui, surtout à sa femme. C’est un signe de faiblesse. J’ai cessé de l’aimer comme au tout début de notre mariage mais je lui ai pardonné en me disant que c’était sûrement une erreur, qu’il n’allait plus jamais recommencer et surtout je ne voulais pas que le bébé que je portais s’en ressentît. Je ne voulais pas quitter mon mari sur un coup de colère, justifié certes mais il fallait que je pardonne. Si je voulais que ma fille vive dans des conditions qui lui permettraient de s’épanouir. J’ai donc pardonné. Ce n’était malheureusement que le début d’une chaîne interminable de coups, de blessures physiques et morales. J’avais droit à une bastonnade au moins une fois par an. Comme j’avais menti à ma mère la première fois, il savait que je n’allais jamais le raconter. Je n’avais pas de relations fusionnelles avec mon père, donc il était hors de question que je lui raconte à lui mes malheurs car il était capable de le battre à son tour. … Une fois mes bleus partis, je ressors, je me maquille et je joue à la femme heureuse, à celle qui est épanouie. Il ne faut surtout éveiller ni la pitié des gens ni la joie de ceux qui ne m’aiment pas ou qui me jalousent. Tous mes voisins s’imaginent que mon couple est modèle. Jamais je ne me suis confiée à quiconque, jamais je n’ai laissé paraître ma détresse. Dieu seul sait à quel point je souffre le martyre, à quel point je suis une écorchée vive. J’ai quand même la conviction que c’est réellement un lâche car la dernière fois qu’il m’a battue, je lui ai dit : " Ecoute moi bien, je ne veux plus que tu me touches, je ne veux plus que tes sales pattes se posent sur moi, car la prochaine fois que tu oseras le faire, je ne raconterai ni à mon père ni à ma mère mais je te donne ma parole d’honneur que j’irai déposer plainte pour coups et blessures et tu sais que je le ferai alors ne t’amuse plus jamais à récidiver." Et figure-toi qu’il n’a plus jamais recommencé.

En plus d’être mesquin, lâche, monstrueux et j’en passe, mon mari est un peureux. J’ai épousé une poule mouillée, tu te rends compte. Le seul adversaire contre qui il se sentait fort c’était moi, sa femme. J’ai cessé de l’aimer, j’ai cessé de l’admirer, il ne représente plus rien pour moi. J’ai l’impression que tu ne me crois pas me dit-elle en voyant mon air abasourdi. … »


J’étais restée pour ma part un bon moment sans voix. Comment faire pour l’aider ?


Il y a encore beaucoup de travail à accomplir au niveau des mentalités quant aux préjugés sur la femme en général et sur la jeune fille en particulier et avec l’avènement du courant islamiste, rien n’est acquis. On doit se battre avec acharnement et sans répit pour annihiler les relations hommes/femmes régies par la  logique du plus fort et cette domination abjecte qui enlève à la femme tout droit à la dignité. Ce qui m’attriste c’est le fait que nos aînées se soient battues pour enlever le haïk, ce voile blanc qu’avec du recul je trouve élégant en comparaison avec cette horreur qu'on appelle le hidjab.


 

 

ARABI-Malika_Eclats de vie.jpgMalika ARABI

 

Éclats de vie

 

Éditions Tiziwi

 

2011

18/08/2011

L’Avenir de la Kabylie (Jules LIOREL ) 3

 

L'AVENIR DE LA KABYLIE

DIXIÈME ET DERNIER LIVRE

 

 

Dans les Lettres de Kabylie, de M. Paul Bert, voici ce que nous lisons, sur ce même sujet : « l'instituteur enseigne ce qu'il sait, ce qu'on lui a appris à enseigner, ce qui est estimé dans les écoles normales et apprécié de MM. les inspecteurs. Un jour, dans une école de la grande Kabylie, l'instituteur me montrait avec fierté des enfants qu'il préparait au certificat d'études. C'est là une conception délirante. Le certificat d'études, les casse-têtes de l'arithmétique, les Mérovingiens, les subtilités de la grammaire, les bizarreries de l'orthographe ! Dans une autre, je prends le cahier de rédaction du meilleur élève. Dictée... je vous le donne en mille, Les remords de Frédégonde !... Mais à ces enfants, familiers avec Brunehaut et les intérêts composés, je leur demandais en vain l'étendue de la France, le nombre de ses soldats, le bien qu'elle a fait à leur pays, leurs devoirs envers elle. ».

 

Cela n'est-il pas très juste? Et quel Français, connaissant un peu les choses d'Algérie, ne serait du même avis ? La connaissance exacte de notre pouvoir, l’idée qu'ils se feraient d'une France une et puissante, les rendrait résignés « à l'inévitable et à l'indestructible » et ils pratiqueraient la maxime : Initium sapientiae timor domini*. Au contraire aujourd'hui sans données certaines sur notre métropole, ils s'imaginent volontiers que la France n'est qu'un composé de tribus, semblables aux leurs, et ils sont un peu encouragés dans cette croyance par la différence du langage qu'ils perçoivent fort bien chez les Marseillais, les Normands, les Bordelais ou les Bourguignons, aussi bien que par leur divergence de goûts et de leur manière de vivre.

 

À cet enseignement, il faut joindre l’enseignement manuel, professionnel. Quand le Kabyle verra qu'à l'école on apprend un métier qui rapporte de beaux et solides bénéfices, qu'on forme des cultivateurs initiés à tous nos modes de culture, il sera le premier à envoyer son enfant chez le maître français. Le Kabyle apte à nous rendre de nombreux services, ayant son intérêt en jeu pour augmenter ses moyens d'existence ou son bien-être, se mêlera fatalement d'une façon plus intime à notre vie, il prendra nos habitudes, pensera à la longue comme nous pensons nous-mêmes, deviendra lui-même tolérant en voyant la tolérance que nous aurons montrée vis-à-vis de lui-même ; à partir de ce jour, son assimilation sera œuvre accomplie.

 

Il ne faudrait pas croire en effet que le Kabyle instruit, connaissant un métier, restera dans ses montagnes où il n'a point assez de terre pour vivre tant la population y est dense. De tous temps les Kabyles ont émigré pour venir demander leur vie dans la Mitidja, dans la province de Constantine, et dans beaucoup d'endroits encore bien plus éloignés. Qui empêcherait de se servir de ce goût ou plutôt de cette nécessité d'émigration, pour créer des centres où la colonisation se ferait par les Kabyles?

 

DAGAN-Antoine_moisson-dans-la-mitidja.jpg

 

Il est certain que l'on trouverait une grande quantité de Kabyles qui ne demanderaient pas mieux que de venir en dehors de leurs montagnes cultiver des terres que nous leur concéderions ou que nous leurs vendrions: tout d'abord ils trouveraient cet immense avantage de travailler pour eux, au lieu de travailler pour un maître, un étranger. En outre, les Kabyles seraient l'élément colonisateur par excellence que nous devrions employer pour faire, de l'Algérie, une véritable France.

 

Nous ne revenons pas sur ce qui a été dit à ce sujet  dans le livre précédent ; notre seul désir serait de voir ce projet faire l'objet d'une tentative. Le Kabyle en tirerait tout honneur et profit, et la France aurait résolu un problème qui s'impose de jour en jour d'une façon plus imminente : la colonisation effective l'Algérie.

 

 

*Le commencement de la sagesse, c'est la crainte du seigneur (traduction trouvée sur internet)

 

 

FIN DU DIXIÈME ET DERNIER LIVRE.

 

 

Jules LIOREL

 

Races berbères

 

Kabylie du Jurjura

 

Imprimerie E. JAMIN

Laval  1892

05/08/2011

L’Avenir de la Kabylie (Jules LIOREL ) 2

L'AVENIR DE LA KABYLIE

DIXIÈME ET DERNIER LIVRE

 

Il va sans dire que l'enseignement français doit être approprié suivant la condition sociale et les préoccupations d'avenir de l'enfant. Avec notre véritable entêtement à vouloir l'uniformité dans notre administration bureaucratique, quels que soient d'ailleurs les centres, où elle s'exerce et le caractère de ceux qu'elle régit, nous avons voulu que le petit paysan kabyle apprenne ce que l'on enseigne au paysan français. Aussi est-ce avec un sourire que nous lisons des récits, tels que le suivant, relaté dans le journal des Débats du 7 mai, et reproduit dans l'ouvrage, précité, Arabes et Kabyles auquel nous l'empruntons. « Un de nos amis, M. Franck Chauveau, sénateur et secrétaire de la commission d'études de l'Algérie, lequel a été, au printemps dernier, faire un voyage dans notre Colonie, racontait dans une interview publiée dans le Journal des Débats du 7 mai que, visitant une école, d'ailleurs très bien tenue, il avait demandé au maître quelles étaient les connaissances historiques de ses élèves.

-   Oh ! lui répondit modestement celui-ci, ils n'en sont encore qu'à l'histoire de Charles VI ! Avant d'en arriver là, ajoute M. Chauveau, on avait évidemment appris aux jeunes Arabes, toute l'histoire des Mérovingiens, y compris les mésaventures de Childéric et de Frédégonde. Voilà qui devait singulièrement les intéresser ».

Et l'auteur ajoute : « Ils n'échappent pas non plus, très certainement, à la nomenclature de tous nos chefs-lieux d'arrondissements. Il est si utile à un jeune homme Kabyle de Fort-National de savoir que Hazebrouck est situé dans le département du Nord, et que Brive-la-Gaillarde fait le plus bel ornement de la Corrèze !... Il faudrait donc avant tout faire table rase de tous ces programmes métropolitains ; composer pour nos élèves kabyles des livres appropriés à leurs besoins et à leurs aptitudes ; cesser par exemple, de les obliger à savoir ce que c'est que la pragmatique sanction de Saint-Louis, mais leur raconter la croisade de ce roi contre Tunis, alors occupée par les ennemis de leurs ancêtres ; ne pas leur faire apprendre par le menu les détails de la querelle de François 1er et de Charles Quint, mais leur montrer ce dernier attaquant leur pays à Alger, à Oran, tandis que le roi de France inaugurait, avec la Porte Ottomane, une politique amicale qui aboutit aux capitulations, et qui fait encore aujourd'hui de la France la plus vieille alliée du Sultan. En un mot, leur enseigner les annales de leur pays depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours, ce qui leur fera voir naturellement que les Arabes étaient leurs oppresseurs et que nous sommes encore les plus généreux et les plus forts de leurs conquérants : telle doit être la base de notre enseignement historique. À propos de géographie, leur montrer la France grande dans le monde par ses Colonies, surtout en Afrique ; les persuader ainsi que leur pays n'est qu'une intime partie de l'Empire Français et leur en faire conclure qu'il est parfaitement inutile de penser à nous jeter à la mer ; enfin, leur prouver que rien ne les sépare de nous, rien qu'une religion que nous sommes décidés à respecter comme nous respectons toutes les autres, aussi bien dans nos Colonies que sur notre sol métropolitain : telle est la méthode à suivre, d'une manière générale pour arriver à les rapprocher de nous en les désolidarisant des Arabes et en exploitant leur haine et leur mépris pour les nomades. »

 

 

Hazebrouck_hospice.jpg

Hospice d'Hazebrouck

 

 

LIOREL Jules_Kabylie du Jurjura (Djurdjura)_1892_mf.jpgJules LIOREL 

Races berbères 

Kabylie du Jurjura

 

Imprimerie E. JAMIN

Laval  1892

31/07/2011

L’Avenir de la Kabylie (Jules LIOREL) 1

 

 

L'AVENIR DE LA KABYLIE

DIXIÈME ET DERNIER LIVRE

 

Il faut donc, des écoles et des écoles très nombreuses en Kabylie ; mais quelles écoles? Des écoles neutres, c’est-à-dire celles qui ménagent les croyances des parents. Auprès du maître français, il faut le taleb, le lettré musulman, chargé d'enseigner aux élèves le Coran. Mais c'est encourager, dira-t-on, le fanatisme dont nous avons en déjà tant à nous plaindre ? Tout d’abord il est impossible de songer à faire de l’anticléricalisme en Algérie; ceux qui le voudraient tenter ne prouveraient qu'une chose, leur ignorance profonde du caractère musulman. Ce qu'il faudrait, c'est que le taleb arabe qui aujourd'hui enseigne, tout à fait en dehors de notre influence, le Coran, la grammaire arabe, le droit de Sidi Khelil, soit remplacé par un taleb d'origine berbère, payé par nous, qui par suite de sa situation, ne choisirait pas exclusivement les passages du Coran, les plus violents contre les « Roumis » pour les faire apprendre par cœur à ses élèves. « Nous aurions ainsi un enseignement du Coran, expurgé à l'usage de nos sujets musulmans d'Algérie. Et qu'on ne me dise pas que cela est impossible. On trouve tout ce qu'on veut dans le Coran, comme dans tous les livres sacrés de toutes les religions. Pour ne citer qu'un seul exemple, à côté d'appels brûlants à la destruction des mécréants, on rencontre des passages où les hommes des écritures, c'est-à-dire les chrétiens et les juifs, sont distingués avec soin des infidèles. On voit par ce seul fait, quel parti un homme intelligent et surveillé, peut tirer du choix habile des versets qu'il fera réciter à ses élèves » (Caix de Saint-Aymour). Ce serait, qu'on nous permette de le dire, un clergé national qui éliminerait peu à peu l'élément fanatique, les marabouts arabes. Mais l'école sans le taleb, l'enseignement français sans l'enseignement religieux, n'ont aucune chance de succès. Il y a là une question de préjugés sociaux qui forment une barrière infranchissable. Et que nos libres-penseurs français ne s'en étonnent pas outre mesure ; ils sont eux-mêmes soumis à ces préjugés dont ils voudraient voir se dépouiller les autres. Combien de ceux qui se disent libres-penseurs dans le monde « comme il faut » recevraient chez eux des couples non mariés à l'église? Cette réflexion de M. de Caix de Saint-Aymour n'établit-elle pas, ainsi qu'il le dit lui-même la preuve « que la logique de la conscience intime n'a rien à voir avec l'intransigeance de traditions séculaires. Il faut, en matière de mœurs, bonnes ou mauvaises, beaucoup de temps pour détruire ce que le temps a consacré ».

 

 

 

LIOREL Jules_Kabylie du Jurjura (Djurdjura)_1892_mf.jpgJules LIOREL

 

Races berbères

 

Kabylie du Jurjura

 

Imprimerie E. JAMIN

Laval  1892

23/07/2011

Le çof (Raymond MARIVAL)

La veille, en effet, quelques misérables mourant de faim étaient venus protester sous les arbres du jardin de M. Soubiron. Embauchés pour l'empierrement des routes, ces ouvriers attendaient depuis trois jours, sans pain et sans abri, que M. Castaréde, payeur principal, voulût bien verser entre leurs mains les salaires en retard. Et tous les mois la même scène pitoyable se renouvelait. Sous les plus futiles prétextes, M. Castarède, qui vivait au chef-lieu d'arrondissement une existence retirée de fesse-mathieu, retardait son voyage à Gravelotte*, tergiversant parfois durant une semaine avant de se résoudre à l'accomplir. Il était d’une ladrerie sordide. Lors­qu'il maniait des fonds, on aurait cru, à voir ses mains tremblantes, que chacun des écus sortait de sa propre bourse, et que, pour les gagner, il avait dû peiner de longs et douloureux efforts ! On ne savait plus alors quel était le plus triste et la plus lamentable, de celui qui remuait l'argent, ou du manœuvre minable qui attendait, la main ouverte et le ventre creux !

 La plupart des colons de la vallée se montraient incapables d'une telle bassesse d'âme. Beaucoup même, parmi eux, conscients des services rendus, témoignaient, dans les rapports avec leurs khammès, sinon de bienveillance, tout au moins d'une louable équité. Tous cependant, et ceux-là même dont l'intelligence paraissait la plus ouverte, conservaient pour l'indigène une répulsion involontaire et irréfléchie.

 C'est que le peuple kabyle est le peuple vaincu qui, par droit de conquête, demeure taillable et corvéable à merci ! Dans l'esprit simple et sans lecture du colon, persiste toujours l'instinct des races pillardes. Sur aucun d'eux n'a soufflé le vent humanitaire qui passe ! Tous ignorent qu'il n'y a plus aujourd'hui de peuples déchus, mais que les races, parallèlement, suivant les lois qui les régissent, doivent évoluer la main dans la main. Un jour viendra où ils comprendront, et c'est alors seulement qu'on verra s'épanouir cette floraison d'énergie et de travail qui, pour féconder la terre algérienne, ne demande plus qu'à être dirigée !

 Ces temps peut-être ne sont pas lointains. La vie matérielle de l’indigène, encore que précaire, s'est beaucoup améliorée. Ils apprécient nos voies de communication, nos marchés et nos écoles; ils savent gré des efforts accomplis; pour que l'entente nécessaire à nos intérêts mutuels s'exécute, il suffirait sans doute de faire preuve, à leur égard, d'un peu plus de sympathie.

 Le malheur est que, pour cela, la collaboration est indispensable de tous les fonctionnaires musulmans, et que jusqu'ici le recrutement de ces derniers a toujours été déplorable.

 Cadis, cheiks, kebirs ou mezouars, de plus petit jusqu'au plus grand, presque tous abusent des fonctions qui leur furent départies pour pressurer leurs coreligionnaires et s'assurer des provendes. Accablés sous les impôts, en butte aux vexations sans nombre, les fellahs avec répugnance sentent peser sur eux cette autorité qu'ils n'estiment plus. C'est la lèpre qui ronge les douars et dont André, sous ses yeux, avait des exemples frappants : cadis concussionnaires,  cheiks vivant d'exactions et de rapines, oukils rapaces, aouns disposés aux besognes louches, tous gorgés de vols, engraissés d'abus et d'arbitraire, grouillant sur le peuple minable comme une vermine dans une toison !

 

MARIVAL Raymond_Le Cof.jpgRaymond MARIVAL

 

(Pseudo de Louis VAISSIÉ)

 

Le çof 

 

Mœurs kabyles

 

 

Éditions Mercure de France

1902

 

Pages 96-99

 

 

* Gravelotte : village au nord-ouest de Constantine (Chebligui-Makhlouf ?)