26/05/2012
La suie blanche (Rabah DJABRI)
À quelques mètres de la boulangerie de Zoubir le boulanger, plusieurs enfants étaient rassemblés autour d’un homme mal vêtu, barbu et aux cheveux longs. Ils criaient tous en même temps : « Nounou ! Nounou ! Nounou ! » Et lui tapait de sa main droite, à laquelle manquaient deux doigts, sur un bidon de peinture qui apparemment servait de poubelle. C’était Nounou, comme tout le monde le surnommait, un nouveau fou qui était apparu depuis environ trois mois, dans les rues du village. Il dormait n’importe où mais toujours près des poubelles. Il mendiait. Les âmes charitables lui donnaient de quoi manger et même de l’argent parfois.
Ce jour-là, ce furent les enfants qui le réveillèrent en allant à l’école, et comme ils criaient trop fort, Zoubir sortit pour les chasser loin de chez lui. Il s’approcha de la foule et dès que les enfants l’aperçurent, ils se dispersèrent en courant. Nounou, quant à lui, resta à sa place. Assis par terre, le bidon entre ses cuisses, il tapait toujours. Zoubir s’approcha de lui, lui cracha dessus et lui donna un violent coup de pied en lui criant :
– C’est toi ordure, va traîner ailleurs ! Nounou rebondit sur place avec un cri de douleur puis s’éloigna un peu de chez Zoubir et commença à hurler :
– Toi, tu as frappé Nounou, mais pourquoi tu as frappé Nounou ? Nounou est quelqu’un de gentil… et quelqu’un de bien, c’est la vie qui a voulu faire de lui ça, autrement c’est quelqu’un de gentil. Pourquoi tu as frappé Nounou ?
Zoubir le suivit en souriant avant d’ajouter :
– La prochaine fois, je te pendrai, chien ! Tu verras !
Puis il rentra dans sa boulangerie.
Nounou continua de se plaindre en s’éloignant tout doucement et péniblement traînant la jambe presque par terre :
– Pourquoi tu as frappé Nounou … il ne faut pas frapper Nounou … il faut lui donner du pain, Nounou est quelqu’un de bien, quelqu’un de gentil … il ne faut pas …
…
Rabah DJABRI
La suie blanche
ENAG 2007
07:01 | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook
21/05/2012
Les Porteurs d’orage (Bénamar MEDIENE) 2
En novembre 1967 Isssiakhem et moi, avons rejoint Kateb Yacine à Tikjda où des camarades du syndicat des cheminots l'avaient amicalement séquestré pour une cure d'eau, de sommeil et de silence.
On s'est retrouvés dans un huis clos sanitaire salutaire et gâté par Ammi Arezki qui faisait office de gardien et de cuisinier au chalet des ouvriers des chemins de fer. Les soirées avec lui tenaient du prodige. Intarissable, drôle, iconoclaste, homme de foi mais blasphémateur par nécessité ou par accident, comédien de talent, maître de l'ironie et connaisseur coin par coin, homme par homme, fait par fait l'histoire de la guerre de libération dans sa région. Et naturellement de ce qu'elle est devenue dans tout le pays. Il était à lui seul une version kabyle et universelle des Mille et une Nuits. Il a réussi l'exploit de nous tenir muets pendant trois soirs, en hypnose, accrochés à sa bouche édentée. Sa bouche est le roman désopilant de sa vie. Phénomène rare : il est né sans dents comme tout le monde, mais lui l'est resté. Je suis né pas fini ! Déclarait-il, en mettant son handicap sur le compte d'une faiblesse séminale de son père ou sur un mauvais sort jeté à sa mère par des cousines jalouses. À en crever de rire.
«À l'Indépendance, ils m'ont offert un dentier ! À quoi peut bien servir un tel appareil quand on se nourrit, chaque jour qu'Allah nous accorde, de couscous au lait et de potage ? Non seulement ce truc m'arrachait des larmes de douleur, mais l'image que me renvoyait le miroir me faisait peur. C'était quelqu'un d'autre, un étranger que je voulais pas voir en moi ! Je l'ai donné à un édenté accidentel. Un dentier et un poste de gardien au pic d'une montagne voilà ce que notre Révolution m'a offert ! Un dentier, c'est pour manger mais moi je n'ai pas le même appétit que ceux qui me l'ont donné au cours d'une cérémonie officielle avec gâteaux secs et limonade tiède. L'emploi que j'ai obtenu, j'étais le seul candidat à le demander et à l'accepter. C'est un poste élevé ! Très élevé ! Il n'y a que Dieu au-dessus de moi, mais personne autour de moi. Sur ce pic, j'ai l'impression de continuer la Guerre de Libération, en solitaire et pacifiquement ! Je ne suis attaqué que par les ombres des cèdres et des nuées d'étourneaux viennent à l'automne vérifier que mon tour de garde est vigilant.»
Nous avions mal aux côtes. Les hoquets nous menaçaient d'apoplexie. M'hamed était plié, le buste penché aux limites du sol laissant le liquide des yeux et du nez librement couler. Impossible de comprimer nos rires, d'éponger les larmes, les rates menaçaient de rompre. Nous le regardions, hilares et bouleversés quand il abordait le chapitre de philosophie politique à rendre jaloux les savants de l'Institut.
« Nous avons été étouffés par les discours à la gloire d'untel et untel, à la gloire éternelle des Martyrs... un million et demi de martyrs, auxquels s'ajoutent les mères, les pères, les veuves, les frères, les enfants de martyrs... Ça en fait beaucoup au kilomètre carré ! Si tous sont des martyrs, qui va les honorer ? On va quand même pas recruter des coopérants pour leur rendre honneur et gloire. Il faudrait qu'ils soient circoncis et qu'ils réciter la Fatiha. Donc notre pays est touché par la grâce, c'est un paradis, le Paradis ! Et les autres qui n'ont aucun martyr dans leur famille, qui sont-ils ? Des étrangers ? Des intouchables ? Pour moi, un martyr c'est rare et comme la gloire, la sainteté ou la science ça ne s'hérite pas ! Quand il y en a un, c'est pour tout le monde ! C'est du symbole ! Regardez-moi bien, j'ai failli être tué plusieurs fois sans penser une seconde à l'auréole du martyr. Je faisais la guerre et j'essayais de survivre. Est-ce que j'ai une tête de martyr moi ? Est-ce qu'un martyr édenté, célibataire et sans enfant tel que moi ça fait sérieux ? Aujourd'hui on a une organisation des Enfants de Chouhada... »
Ammi Arezki s'arrête de parler, verrouille ses lèvres, soupire et se tape furieusement sur les cuisses comme pour évacuer un excédent d'exaspération... Se maîtrisant, il reprend : « Une organisation d'enfants de martyrs... D'abord ce n'est pas possible, un martyr ne peut pas avoir d'enfants, puisque pour être martyr il faut d'abord mourir ! Un martyr n'est pas un fantôme qui viendrait la nuit se couler dans la couche de sa femme et engendrer un héritier. ... »
Il avait, avec son groupe, tenu les maquis de Kabylie de 1955 à 1962. Ammi Arezki est resté, jusqu'à sa mort, au sommet de Tikjda comme une sentinelle veillant sur un camp déserté. C'est son Désert des Tartares, imageait Yacine.
Bénamar MÉDIÈNE
Les Porteurs d’orage
Éditions Aden
2003
08:38 | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook
16/05/2012
Les Porteurs d’orage (Bénamar MEDIENE) 1
On s'est régalés, surtout lui, l'ogre qui une fois la panse pleine, n'a pas manqué de perfidie en sous-entendant que cette hrira* avait quand même un drôle ou un arrière goût de... Nous l'avons élu à l'unanimité à débarrasser et à laver la vaisselle.
Chérifa était, aujourd'hui à travers son récit, les deux corps, les deux âmes, les deux vies et les deux passés de ce couple d'amants indissociables.
La voix faible, les mains tremblantes, la vue troublée, les souvenirs en lambeaux et l'idéal secrètement tenu au plus loin de sa mémoire, le vieux maquisard nous donnait l'impression qu'il n'avait pas dormi depuis des lustres et qu'il avait envie de se coucher dans un rêve d'odeur d'armoise, de verveine et de thym, dans un rêve de jeune homme. Son idéal restait secrètement enfoui dans l'encoignure de sa maison de marié, sa maison toujours hantée par les voix des camarades ensevelis ; dans l'encoignure où est pliée sur une meïda** la grosse couverture de laine tissée au métier par une main patiente et sûre et qui attend l'amical visiteur venu pour des accolades, un verre de thé parfumé d'un brin d'absinthe et pour dormir s'il est fatigué. Restez ! Restez ! nous proposait Chérifa, je vous ferai du berkoukess*** à la viande séchée et au piment rouge. Nous repartons avec dans la bouche le goût du café et de la galette miellée... Et l'idéal en déroute. Et l'âme chavirée. Kateb manifestait sa tristesse dans le silence. Il était en dedans de lui et retrouvait Tahar, son camarade d'un voyage au pays de l'utopie et de son rapt par les mâchoires de la machine à concasser hommes, pensées, création. Il explosa : « La révolte est un luxe de petit bourgeois enrubanné, cabotin et puéril. La révolte est caractérielle ; c'est une maladie nerveuse et comme la grossesse du même nom elle n'enfante qu'un ouf sorti de la bouche ou un pet sorti du cul ! Elle soulage un instant comme se gratter soulage la dermatose et laisse croire que cet instant est éternel et répandu sur toute l'humanité. La Révolution, mon vieux, seule la Révolution en osmose avec l'Amour peut épargner à l'homme d'être un grabataire du corps ou de l'esprit. À condition de pas croire que la révolution s'achève avec un plan quadriennal ou une coopérative paysanne ; à condition que celui ou ceux qui la dirigent ne croient qu'hors d'eux la révolution n'a point de salut ! L'imposture et les catastrophes qui vont avec sont là, quand un chef se croit être la métonymie de son peuple, de son État, du monde ou encore la figure incarnée de toutes les révolutions... ou de Dieu ! La Révolution est par définition, comme l'homme, toujours inachevée, donc perpétuelle comme l'est le mouvement des astres irréductible à la planification même quand elle est scientifique et socialiste. »
Je me dis, revoyant le vieillard à la chéchia bariolée, perclus de douleur et le regard affrontant une nuit d'agonie sans fin, je me dis saluant des cils cet homme en qui l'espoir ne s'achève jamais : il n'y a de visionnaires que les poètes. Seuls, eux, ont des souvenirs anticipés. Affleure au bout des lèvres cette strophe d'un poème écrit en 1960 par Yacine :
Partout déferle
Et se révèle
L'armée inespérée
Des paysans sans terre
Et le vieillard sort de ses ruines
Pour offrir son dernier mouton.
Ces femmes et ces hommes se sont habillés de l'Indépendance comme d'un burnous qui leur cache les mains et le visage. Le vêtement vieilli s'est usé et a pris les couleurs d'une terre asséchée par tous les vents et qui ne nourrit plus les moutons qui donneront la laine pour de nouveaux burnous. Alors ils s'engoncent dans leur souvenir, cachent leur tête dans la capuche pour ne pas entendre et sentir les rôts gras de ceux qui ont passé à la broche les derniers moutons.
* hrira : potage
** meïda : table basse
*** berkoukess : coucous
Les Porteurs d’orage
Éditions Aden
2003
07:11 | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook
09/05/2012
20 août 2002 (Boualem SANSAL) 2
Même jour, 20 heures.
Le JT. Des mots sur des images à la queue leu leu. Pas de couacs, la partition est la même depuis quarante ans, le martèlement est rodé. Ceux qui la jouent et ceux qui l'écoutent se comprennent parfaitement. Pour être de la partie, il suffit de savoir se bloquer les neurones et de ne pas respirer. Le suspens est dans la longueur du récit, quelque part entre trente petites minutes et trois grandes heures. Ça dépend des jours. Des fois, le JT s'arrête subitement, comme si une annonce exceptionnelle allait intervenir et d'autres fois il se prolonge péniblement comme si quelque nouvelle extraordinaire tardait à venir aux oreilles du speaker. Quand il n'y a pas de JT mais la lecture du Coran à la place, c'est que le président a enfin été assassiné. La longueur du JT tient à cela mais bon comme on ne peut pas effacer un président tous les jours à heures fixes, alors les choses traînent en longueur. La prière de l'absent dure sept jours et sept nuits, c'est la coutume. Pendant que la junte est en conclave, on se branche discrètement sur les antennes françaises pour savoir ce qui va sortir de nos casernes.
Je ne sais pas pourquoi j'ai suivi ce journal; je ne prends jamais de cette drogue. Ah oui, ça me revient, le nouveau porte-parole du gouvernement et ministre de la Culture et de la Communication donne une conférence de presse ! En soi la chose est d'un intérêt absolument nul, mais devient prodigieusement passionnante dès lors que ladite voix a pour nom Khalida Messaoudi. Elle s'est fait connaître dans le monde entier comme notre championne, la, nouvelle Kahina, celle par qui l'envahisseur arabo-islamique serait enfin bouté hors du pays. Ce qu'elle dira importe peu, m'étais-je dit, ce qui compte c'est de voir comment une opposante irréductible au régime honni, féministe et laïque jusqu'au bout des ongles, une vraie bombe rousse transformée subitement, ce mois de juin, en ministre dudit régime, va se contorsionner pour retourner sa jupe sans perdre la face devant un parterre de journalistes remontés à bloc contre celle qui fut l'idole des guérilleros de la démocratie. Hé bien, le spectacle fut édifiant ! Je croyais entendre siffler au-dessus de ma tête les vieux serpents du parti unique !
Le pouvoir a encore gagné, il a totalement décrédibilisé la prétendue opposition démocratique. Tout est affaire de prix en ce bas monde.
JOURNAL INTIME ET POLITIQUE
Algérie, 40 ans après.
Pages 162-165 (Boualem SANSAL)
Éditions de l'Aube
2003
10:41 | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook
03/05/2012
20 août 2002 (Boualem SANSAL) 1
20 août, 19 heures
Boutique de Ammi Arezki.
Une bougie plantée dans le col d'une bouteille éclaire chichement les murs. Au fond du verre s'agite une famille de blattes que l'on peut regarder souffrir si on aime ça. Sous la lumière macabre de la chandelle, la danse fait penser à une transe vaudou. Trois boîtes de conserves rouillées sur l'étagère, un cageot de patates dans leur gangue noire, un truc par-ci, un truc par-là, des invendables qu'il refuse de jeter alors que la faillite sonne à sa porte depuis qu'il a ouvert boutique. Avec lui on peut causer, il en a gros sur le coeur. Il a soixante-dix ans mais cela fait longtemps qu'il a perdu ses illusions et ses dents.
—Dis-moi, Ammi Arezki, tu le vois comment, ce foutu pays ?
—Il marche sur la tête, mon frère.
—Mais encore ?
—Il avance en reculant... tu le vois pas ?
—On doit être précis quand on parle de ces choses. Est-ce le pays qui recule et nous qui avançons trop vite, est-ce l'inverse ou est-ce que lui et nous sommes aveugles... ou culs-de-jatte, si tu préfères ?
—Tu veux que je te dise ? Hé bien, ce bled n'est pas un pays !
—Tu exagères... il a un drapeau, une capitale, du pétrole, et... euh... des ministres plein le gouvernement dont un moine terroriste pour l'Industrie !
—Hein, l'industrie... ! Dans quel cinéma on joue ça?
—Bon le pays n'est pas un pays; mais nous sommes quand même un peuple, non ?
—Tu veux que j'te dise?... Tu veux que j'te dise? Nous sommes une foule qui se marche sur les pieds en braillant. Un de tes ministres l'a écrit noir sur blanc quand il était dans l'opposition; et la misère jusqu'au cou, tu l'as oublié? Avant, ça oui, nous étions un peuple; mais c'est fini maintenant.
—Quand ça, avant ?
—Avant, j'te dis !
Comment ai-je pu penser que j'avancerais dans mes réflexions auprès d'un commerçant en faillite ? Je baisse. C'est vrai quoi, voilà dix ans que l'administration cherche à les immatriculer sans parvenir à en attraper un seul, c'est bien qu'ils ont tous l'esprit à la fraude. C'est vrai aussi que leur ministre du Commerce est celui-là même qui avait affirmé que nous n'étions ni un pays ni un peuple et que d'autres avant lui, des figures historiques, Ferhat Abbas notamment, ont longuement disserté sur la question de savoir si nous étions ceci ou cela, une peuplade erratique ou un conglomérat de tribus éternellement en bisbille. Ammi Arezki est un loustic comme les autres qui me l'a joué « il n'y a plus d'État, joue ton jeu, tu gagneras ta journée ! », et je n'ai rien vu. Tout le quartier sait qu'il fait partie de l'Organisation, sauf moi.
Algérie, 40 ans après.
Pages 162-165 (Boualem SANSAL)
Éditions de l'Aube
2003
07:57 | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook