28/02/2010
Le Jurjura et ses environs en 1769 (De MARSY)
Habitations voisines
Les Summata, qui vivent sous la protection d'un Prince particulier, habitent les montagnes situées à l'occident de ces deux villes. Les Mezzia ont leurs demeures vers l'orient. Il y a plusieurs autres tribus dans cette partie de l'Atlas et dans les montagnes voisines, dont la plus haute est le Jurjura, longue chaîne de rochers, qui servent de retraite à un grand nombre de Cabiles. Ces Africains, retranchés dans des lieux inaccessibles, ne payent point de tribut aux Turcs , et se font entre eux une guerre cruelle.
Contrée de Titteri
Ce que les Arabes appellent Titteri Desh, et les Turcs Hadjar Titteri est une autre chaîne de rochers, plus escarpés encore que ceux de Jurjura. Elle s'étend au midi de cette dernière montagne, vers le Sahara, et donne son nom à la province dont nous parlons. Ce quartier est occupé par diverses tribus d'Arabes, dont la plus puissante est celle des Velled-in-anne. Un peu plus loin sont d'autres tribus du même peuple, comme les Velled Taan , les Velled Nevi, les Jou ebb ; etc.
Ruines d’Auzia
Les rivières de Zagwan et de Wed-ad-oufe, coulent dans les vastes plaines qui sont au-delà de ces montagnes, C'est ici qu'on trouve les ruines de l'ancienne Auzia, appellés aujourd'hui Burgh Hamza, où les Turcs ont une petite garnison. II y a dans ce lieu quelques antiquités curieuses.
Arabes de ces contrées
Parmi les Arabes de cette contrée, on compte les Zwawiah, les Velled Seedi Eefa , les Seedi Hadjeras, les Seedi Braham Aflemmi, familles de Marabouts, très révérées dans le pays, et qui jouissent, entre plusieurs privilèges, de l'exemption de toutes taxes. Ils habitent les bords de la Gin-enne et de la Wed el qui coulent dans les terres sablonneuses de la Gétulie.
En sortant des plaines occupées par ces Arabes, on rentre dans un pays de montagnes. La première qui se présente est Gibbel Seilat, où il y a plusieurs familles de la tribu de Boofaadh. On rencontre ensuite, mais à quelque distance, Zaggas, Saari, Zekkar, etc., montagnes enclavées dans le Sahara. Les nombreuses familles des Maithi, des Noïle, des Mel-Leek , des Ammer etdes Low-aate, errent dans cette portion de l’ancienne Gétulie. Plus loin sont les Beni-Mezzah, peuple beaucoup plus noir que les autres, et qui vraisemblablement est une branche des Mélanogétules , qui habitaient précisément le même canton.
François-Marie de Marsy
HISTOIRE MODERNE, DES CHINOIS, DES JAPONNOIS, DES INDIENS, DES PERSANS, DES TURCS, DES RUSSIENS, etc.
1769
Extrait du TOME DIXIEME.
Pages 216 à 224
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24/02/2010
Alger et ses environs en 1769 (De MARSY)
Alger, la capitale, n'a qu'une demi-lieue de circuit, quoiqu'on y compte près de 120 000 habitants, parmi lesquels il y a quinze mille Juifs, et environ deux mille esclaves Chrétiens. Les Arabes la nomment Al Gezeira, à cause de sa situation dans une presqu’île, et les Turcs Al jezeir al gazi, c'est-à-dire, Alger la guerrière. Elle s'élève en amphithéâtre sur le penchant d'une colline, de manière que presque toutes les maisons ont la vue de la mer. Ses murs font faibles, excepté dans les endroits où ils sont soutenus de quelque fortification. La citadelle, appelée Cassaùbah, est placée dans le lieu le plus élevé de la ville. Sa forme est octogone, et chacun de ses côtés a des embrasures pour l'artillerie. L'angle du nord et celui du sud sont défendus par des bastions. II y a outre cela, soit dans la ville, soit dans les dehors, plusieurs petits fortins qui incommoderaient beaucoup un ennemi, soit lorsqu'il ferait la descente, soit lorsqu'il tenterait de se loger dans les Bahyras, c'est-à-dire dans les plaines et les vergers qui environnent la place. Mais comme la plupart de ces forts n'ont point de mines, et ne sont défendus par aucun ouvrage avancé, il serait aisé à une armée Européenne de surmonter cet obstacle. La partie de l'est, qui formait autrefois une île, dont les Espagnols ont été longtemps les maîtres, est aujourd'hui jointe à la ville par un môle. Le port est spacieux et de figure oblongue.
Cette ville a peu d'antiquités remarquables. On a tenu ses rues étroites, afin de garantir les maisons des ardeurs du soleil. Ses principaux édifices, après les forts dont j'ai parlé, sont le palais du Dei, les bagnes où l'on enferme les esclaves, les bains publics, les mosquées, le grand môle qui forme le port. Les maisons particulières sont petites et meublées très pauvrement, mais bâties avec solidité, couvertes d'un toit en terrasse, et blanchies au dedans et au dehors ; ce qui leur donne un grand air de propreté. L'Observateur Anglais croit que cette ville est l’Icosium des Anciens.
On compte dans les environs d'Alger jusqu’à 1800 métairies, appartenant aux Turcs ou aux Maures, qui font cultiver leurs terres par des esclaves. Les Maures de Grenade y ont planté des vignes qui sont d'un grand produit. On y recueille aussi du chanvre, du riz et des grains de toute espèce, avec une grande abondance de fruits et de légumes.
Montagne de Boogereah
Le Boogereah, une des plus hautes montagnes de la province, est à une petite distance d'Alger, vers le nord-ouest. Il y a quelques Dashbras, ou tribus Africaines, dans ce quartier.
Rivières du pays
Du côté du sud est la rivière de Haratch, qui arrose la plus fertile portion des plaines de Mettigiah. Sa largeur est une fois plus grande que celle du Mazaffran, surtout lorsqu'elle a reçu dans son lit le Wed el Kermez. Le Budwove que les Arabes nomment Kadarah, le Corfoe la Merdaff, l'Yiffer et le Booberak sont les autres rivières du pays. La Regia est une espèce de torrent, qui n'a des eaux qu'en hiver. Ces rivières coulent entre le mont Atlas et la mer et baignent les habitations des Raffouta, des Durgana , des Marashda, des El Gibsel, des Geufe, des Beni-Hamed et des Adroma, nations tributaires de la République.
Bleeda et Medea
Du côté du sud, dans le voisinage de l'Atlas, on trouve Bleeda et Medea, deux petites villes, qui n'ont que des murs de terre, si peu épais, qu'ils sont percés en plusieurs endroits par les guêpes. Leur territoire est abreuvé de plusieurs sources, et elles sont entourées de jardins et d'habitations agréables. Medea doit sa fondation aux Romains, qui la nommèrent Lamida, et son rétablissement à Al Mahadi, premier Calife Faahimite (?) , qui, selon les Ecrivains Arabes , lui donna son nom. Il ne faut pas la confondre avec Mahadia, autre ville que le même Calife bâtit à l'embouchure du golfe de Gabès , dans le Royaume de Tunis. Bleeda est la Bida-Colonia de Ptolémée.
François-Marie de Marsy
HISTOIRE MODERNE, DES CHINOIS, DES JAPONNOIS, DES INDIENS, DES PERSANS, DES TURCS, DES RUSSIENS, etc.
1769
Extrait du TOME DIXIEME.
Pages 216 à 224
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19/02/2010
La débâcle (Émile ZOLA) extrait
…
Rochas, béant, les yeux arrondis, écoutait. Son terrible nez s’était froncé. Puis, tout d’un coup, il prit le parti de rire, d’un rire énorme qui lui fendait les mâchoires.
– Qu’est-ce que vous nous chantez là, vous ! qu’est-ce que ça veut dire, toutes ces bêtises !... Mais ça n’a pas de sens, c’est trop bête pour qu’on se casse la tête à comprendre... Allez conter ça à des recrues, mais pas à moi, non ! pas à moi qui ai vingt-sept ans de service !
Et il se tapait la poitrine du poing. Fils d’un ouvrier maçon, venu du Limousin, né à Paris et répugnant à l’état de son père, il s’était engagé dès l’âge de dix-huit ans. Soldat de fortune, il avait porté le sac, caporal en Afrique, sergent à Sébastopol, lieutenant après Solférino, ayant mis quinze années de dure existence et d’héroïque bravoure pour conquérir ce grade, d’un manque tel d’instruction, qu’il ne devait jamais passer capitaine.
– Mais, monsieur, vous qui savez tout, vous ne savez pas ça... Oui, à Mazagran, j’avais dix-neuf ans à peine, et nous étions cent vingt-trois hommes, pas un de plus, et nous avons tenu quatre jours contre douze mille Arabes... Ah ! oui, pendant des années et des années, là-bas, en Afrique, à Mascara, à Biskra, à Dellys, plus tard dans la Grande Kabylie, plus tard à Laghouat, si vous aviez été avec nous, monsieur, vous auriez vu tous ces sales moricauds filer comme des lièvres, dès que nous paraissions... Et à Sébastopol, monsieur, fichtre ! on ne peut pas dire que ç’a été commode. Des tempêtes à vous déraciner les cheveux, un froid de loup, toujours des alertes, puis ces sauvages qui, à la fin, ont tout fait sauter ! N’empêche pas que nous les avons fait sauter eux-mêmes, oh ! en musique et dans la grande poêle à frire !... Et à Solférino, vous n’y étiez pas, monsieur, alors pourquoi en parlez-vous ? Oui, à Solférino, où il a fait si chaud, bien qu’il ait tombé ce jour-là plus d’eau que vous n’en avez peut-être jamais vu dans votre vie ! à Solférino, la grande brossée aux Autrichiens, il fallait les voir, devant nos baïonnettes, galoper, se culbuter, pour courir plus vite, comme s’ils avaient eu le feu au derrière !
Il éclatait d’aise, toute la vieille gaieté militaire française sonnait dans son rire de triomphe. C’était la légende, le troupier français parcourant le monde, entre sa belle et une bouteille de bon vin, la conquête de la terre faite en chantant des refrains de goguette. Un caporal et quatre hommes, et des armées immenses mordaient la poussière.
Brusquement, sa voix gronda.
– Battue, la France battue !... Ces cochons de Prussiens nous battre, nous autres !
Il s’approcha, saisit violemment Weiss par un revers de sa redingote. Tout son grand corps maigre de chevalier errant exprimait l’absolu mépris de l’ennemi, quel qu’il fût, dans une insouciance complète du temps et des lieux.
– Écoutez bien, monsieur... Si les Prussiens osent venir, nous les reconduirons chez eux à coups de pied dans le cul... Vous entendez, à coups de pied dans le cul, jusqu’à Berlin !
Et il eut un geste superbe, la sérénité d’un enfant, la conviction candide de l’innocent qui ne sait rien et ne craint rien.
– Parbleu ! c’est comme ça, parce que c’est comme ça !
La débâcle
1ère parution : 1892
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15/02/2010
C’était notre terre (Mathieu BELEZI) 3
– Tu l'épouseras parce que cet homme est mon ami
continuait-il avec une main de sage qui crispait sur mon poignet en révolte les nœuds de ses doigts, et je crois bien que je n'aurais pas pu faire autrement que d'épouser cet homme aux yeux de chameau si mon grand-père n'était pas mort un jour d'hiver
paix à son âme
car c'est un jour d'hiver qu'il est mort, un jour où le froid fendait les pierres et poignardait les oiseaux en plein vol, comment s'est arrangé l'ange des ténèbres pour traverser la glace du ciel ? mystère, toujours est-il que c'est en ce jour d'hiver que l'ange est apparu, frappant sept fois contre notre porte avant d'entrer et d'aller se réfugier, couvert de neige et les ailes gelées, près de la cheminée, je l'ai bien vu, j'étais assise en train de coudre, enroulée dans un burnous qui me tenait chaud, à la lumière de la lampe à pétrole j'ai remarqué qu'il s'échappait d'entre ses lèvres une haleine blanche qui faisait pitié à voir, combien de temps avait-il volé dans les airs glacés avant de se poser sur les toits de notre village ? il ne disait rien, il regardait devant lui sans se plaindre, il attendait, j'ai abandonné le pantalon que je rapiéçais et je suis allée dans l'autre pièce pour avertir mon grand-père, mais je n'ai pas eu le temps de lui parler, il m'a dit
— Je sais
et puis il a fermé les yeux, croisé les mains sur sa poitrine qui s'est soulevée une dernière fois avant de retomber dans un grand soupir de soulagement, c'était fini, mon grand-père venait de mourir, il était mort, devant moi je n'avais plus que ses os et le peu de chair qui les recouvrait, il ne m'avait pas menti, même si j'avais voulu croire le contraire Dieu ne lui avait pas plus donné de temps à vivre qu'aux autres hommes, alors je me suis mise à pleurer dans les plis de sa chemise, embrassant ses pieds morts, ses mains mortes, son front mort, jusqu'à ce que j'entende un bruit de porte refermée
— Qui est là ?
ai-je crié, avant de comprendre que c'était l'ange qui s'en allait, je me suis précipitée pour lui offrir un verre de thé, mais il était trop tard, l'ange était reparti, emportant sous son aile l'âme sainte de mon grand-père, il ne neigeait plus, le ciel s'était dégagé afin de rendre moins pénible le voyage retour de l'ange, j'ai vite pris l'échelle, l'ai appuyée contre le mur, et je suis montée sur le toit voir dans quelle direction il s'envolait, mes mains en visière j'ai cherché dans l'azur quelque chose qui puisse ressembler aux ailes d'un ange, j'ai cherché longtemps, j'appelais
— Grand-père !
ou bien
— Ange ! Ange, montre-toi s'il te plaît !
je scrutais les quatre coins du ciel, me contorsionnais comme une possédée
– Ange !
pieds nus dans la neige, ignorant le vent du nord qui descendait des collines et me coupait la respiration, bientôt je n'ai plus eu la force d'appeler et je me suis remise à pleurer, j'ai pleuré dans la neige et j'ai pleuré devant le feu de la cheminée qui rôtissait mes pieds, et lorsque la nuit est arrivée j'ai rassemblé mes affaires, bien peu de choses, j'ai pris l'argent que mon grand-père gardait dans une boîte, j'ai enfilé sur moi tous les vêtements que j'ai pu, j'ai mis dans un sac des fruits secs et du pain, et à minuit je suis sortie de la maison, sans un regard pour la chair et les os de mon grand-père, sans un adieu pour les voisins, j'ai pris la route qui s'éloignait du village, qui fuyait la Kabylie, je marchais dans la neige, dans le silence de la neige qui avait tout englouti, un chien est venu renifler mes bottes et m'a accompagnée un bout de chemin, et puis il s'est arrêté au milieu de la route, et moi j'ai continué parce que je ne voulais surtout pas que l'homme aux yeux de chameau m'épouse, je ne voulais surtout pas l'aimer, le servir et lui obéir, alors j'ai continué à marcher, avançant contre le vent, contre la peur aux yeux de djinn, contre l'envie de dormir qui me fermait les yeux, j'ai marché jusqu'à ce que le jour se lève, jusqu'à ce qu'un camionneur m'embarque dans son camion
- Où vas-tu ?
- À Alger rejoindre ma tante
j'ai dit à Alger comme j'aurais dit à Bougie ou à Tizi-Ouzou, et j'ai fait avec le camionneur un long trajet à travers des gorges où il n'y avait plus de neige, j'avais envie de vomir mais je serrais les dents et essayais de penser à autre chose, le camion crachait une fumée noire dans les montées, son moteur avait des rugissements de démon, toute sa carrosserie se secouait, et quand il basculait de l'autre côté, dévalant des pentes vertigineuses, il grinçait des roues, dérapait dans les virages, montait sur les talus, j'en avais le coeur soulevé, moi qui de ma vie n'avais grimpé dans un véhicule moderne
— Tu as peur, petite ?
disait le camionneur, je répondais en hochant la tête
— Il ne faut pas, c'est un bon camion qui n'a jamais fait de mal à personne
…
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09/02/2010
C’était notre terre (Mathieu BELEZI) 2
— Allah a été généreux, remercie-le ma fille
je m'agenouillais à ses pieds et récitais une prière
— Ô Dieu Unique... Ô Éternel
il posait sa main sainte sur ma nuque et je sentais la chaleur de sa paume me pénétrer et dissoudre les noires pensées qui avaient traversé l'esprit tout au long de la journée, mes jambes devenaient aussi molles que celles de la vieille Aamma, couchée jour et nuit et que son gendre portait sur ses épaules quand elle voulait se déplacer, mes paupières se fermaient, j'avais peine à finir ma prière et je manquais à chaque fois de m'endormir, il fallait que mon grand-père me surveille, et me secoue, et m'envoie à la cuisine préparer le repas
– Va, ma fille, ce n'est pas le moment de t'endormir, j'ai faim disait-il en se caressant le ventre, les yeux agrandis par la gourmandise
– Tu n'entends pas mon ventre qui gargouille ?
je me levais, les jambes flageolantes, et j'allais préparer de la semoule, casser des œufs, peler des pommes de terre, rajoutant un morceau de bois quand les flammes du feu se mouraient,
j'écoutais avec soulagement le remue-ménage de la cigogne, revenue à son nid, et qui arpentait de long en large le toit
cloc, cloc, cloc
c'était une présence qui me rassurait, je ne sais pas pourquoi mais j'imaginais que son bec était capable de tenir à distance les djenoun les plus féroces
cloc, cloc, cloc
une fois que tout était cuit, j'apportais le repas sur un plateau, je m'asseyais en face de mon grand-père pendant qu'il remerciait Dieu, ensuite nous mangions en silence, éclairés par la seule lumière de la lampe à pétrole, le feu craquait et jetait des étincelles dans l'ombre, et là-haut la cigogne frottait son bec sur une pierre
comme elle le fait encore à Montaigne pour que j'oublie la nuit et le corps mort de madame
je fixais la barbe de mon grand-père en cherchant à savoir où était sa bouche dans cette masse de poils, il me semble ne l'avoir jamais vue, le froid montait le long de mes jambes ou bien c'était la chaleur que je sentais inonder mes cuisses, la chaleur des étés de montagne qui énervait les chèvres et poussait les serpents à venir se rafraîchir jusque dans notre cuisine
satanés serpents à qui je tranchais la tête avec une pelle
et lorsque nous avions fini mon grand-père s'essuyait la barbe et me parlait de mon avenir
— As-tu réfléchi à ce jour plus très éloigné où je serai mort et où tu seras seule ?
je lui répondais qu'un marabout tel que lui ça ne meurt pas, ça vit éternellement pour le bonheur de ceux qui ont besoin de sa parole, ça s'arrange avec Dieu pour éviter les maladies
— Éternellement
répétais-je, et il se mettait à rire, flatté que je respecte à ce point sa personne, mais je voyais bien où il voulait en venir, depuis un certain temps je le voyais même que trop bien, et après avoir ri il caressait sa barbe, se raclait la gorge, et entrait dans le vif du sujet
— Sache que je mourrai lorsque mon heure sera venue, et cette heure est plus proche que tu ne le penses
j'avais seize ans et je ne savais pas que la mort est une pierre dans le coeur, et qu'au bout du compte le coeur finit par en mourir, mon grand-père me l'expliquait tous les soirs, mais je ne l'écoutais pas ou ne voulais pas l'écouter, je n'écoutais que la cigogne, son pas
cloc, cloc, cloc
sur le toit de la maison, je ne regardais pas l'homme qui mangeait une fois par semaine avec nous, un homme doux comme un agneau mais avec une tête de chameau, un nez de chameau, des yeux de chameau, je ne répondais pas à mon grand-père qui me demandait si cet homme me plaisait, si j'étais sensible à son intelligence, à sa piété, à sa droiture, si je me sentais capable de l'aimer, de lui obéir, de le servir, je ne répondais rien jusqu'à ce que je me mette à hurler
– Non!
à trépigner sur place
– Non et non !
avant de me jeter sur le lit et de pleurer à chaudes larmes ; d'un coup la cigogne s'immobilisait, le feu étouffait dans ses braises, je n'entendais plus que mes sanglots, la plainte de tout mon corps qui refusait ce mari que mon grand-père avait décidé de me donner afin qu'à sa mort je continue à vivre dignement ma vie de femme
– Tu l'épouseras
disait-il avec une voix de sage
– Tu l'épouseras parce que cet homme est mon ami
…
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