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23/05/2014

Le Centre de regroupement de Bou El Bellout (Victor RENOU)

 

Novembre 1959

 

Par recoupement, nous connaissons l'explication de notre présence ici. En dehors de la construction de bâtiments pour se loger, la compagnie est chargée de regrouper tous les civils se trouvant  dans un rayon d'environ 15 km, en situation illégale, puisque cette région est déclarée interdite. C'est d'ailleurs pourquoi toutes les mechtas (habitations des villageois) ont été détruites par l'aviation et que possibilité est donnée de faire feu sur toute présence suspecte. Bien entendu, pour faire œuvre de pacification, il ne s'agit pas d'anéantir mais de déloger les indigènes « garennés » dans la brousse puis de les installer sur l'espace situé entre la section du sommet et celles du bas. Là sera aménagé un centre de regroupement comme il en existe beaucoup. Dans ce but un hélicoptère a déjà déposé des marabouts (sortes de tentes coniques soutenues par un mât) permettant d'abriter douze à quinze personnes par unité. (Pages 18-19)

 

 

Décembre 1959

 

Ralliés d'eux-mêmes, près de cent civils sont maintenant installés sous les marabouts. Il règne dans ce groupe bigarré, composé surtout de femmes, d'enfants et d'anciens, une ambiance qui rappelle celle des campements bohémiens. De la semoule a été distribuée. En permanence, les fatmas confectionnent des galettes pour nourrir leur monde. L'odeur aux alentours est caractéristique. Chargé du contrôle interne du camp, l'adjudant Penzibi doit procéder chaque soir à l'appel de ceux qu'il appelle ses chouchous. Le scénario tourne parfois à la galéjade. En effet, lorsque l'approvisionnement en bière a été assuré, l'adjudant en abuse et mélange ensuite près des fatmas service commandé et familiarités déplacées. A l'intérieur des guitounes se poursuivent alors des babillages animés...

 

Afin d'apporter davantage de sécurité aux civils, une mechta abandonnée, située près de leur emplacement, a été aménagée en local baptisé « poste de police ». Conçue pour permettre à cinq hommes de dormir pendant la faction du sixième, cette casemate en argile est reliée à notre campement par un téléphone de campagne. Par une nuit sans lune, l'homme de faction à ce poste entend un bruit suspect autour des marabouts. Malgré l'interdiction, il risque un jet de lampe électrique. Comme réponse, un fusil mitrailleur arrose d'un trait la baraque perturbatrice. La fusillade sort tout le monde du sommeil. D'un bond je suis dehors, chaussures non lacées, le pistolet dans une main et la cartouchière dans l'autre. D'abord hésitante, la réplique du poste de police s'effectue par jets saccadés. C'est l'alerte générale. Dans toutes les guitounes, c'est le même scénario : récupérer l'arme à tâtons, se dégager « fissa » et courir vers une position de combat. Mazout, en caleçon et sans flingue, vient échouer à mes côtés. Marmonnant des propos inintelligibles, il fait penser à un corniaud se terrant sous les ronciers au premier coup de fusil. La pétarade s'est arrêtée.

 

A l'aide du téléphone, le lieutenant Delonget essaie d'obtenir des précisions mais constate que le fil a été sectionné. Il demande alors de projeter une fusée éclairante. Le résultat est immédiat : ça tire de partout. Mazout se colle contre moi en tremblant. Des balles traçantes balaient le ciel dans les deux sens. Certaines sifflent en passant tout près. Par acquis de conscience, je vide mon chargeur dans le noir. Un de nos hommes est atteint à l'épaule. Secouru aussitôt, il rentre en geignant dans la tente. La fusillade se calme à nouveau.

 

Une autre fusée est balancée, mais cette fois aucun coup de feu ne l'accueille. Ceci semble bizarre et pourrait dissimuler une autre tactique. Dominant le vallon, Delonget, pareil à un être bafoué lançant un défi, se met à hurler un tas d'insultes aux agresseurs. La scène est tragi-comique. Sur son ordre, des grenades à fusils sont envoyées vers un passage éventuel de repli. Aucun coup de feu ne répond. Les attaquants ont décroché. Que voulaient-ils au juste ? La réponse se précise : un contact radio, établi avec le campement d'en bas, signale qu'une sentinelle a cru s'apercevoir de la disparition des marabouts. Ce serait le comble...

 

Envoyée sur place, une patrouille est bien obligée d'en faire le constat : tentes, locataires, provisions et tout le saint-frusquin ont pris la clé des champs. Cet avatar imprévu met le lieutenant en furie. Quant au capitaine, il temporise et décide seulement de doubler les sentinelles pour le reste de la nuit. Après une telle séquence, ce n'est pas facile de se rendormir.

 

Au lever du jour, c'est la consternation devant le vide. Personne n'ose se gausser de la situation tant nous avons l'impression de paraître ridicules. Dans leurs tanières introuvables, les raffleurs doivent fêter l'événement : ils ne pouvaient mieux nous narguer car quelle protection pourra-t-on garantir ensuite aux civils en passe d'être regroupés ? Mais il n'est pas question de baisser les bras. Le lendemain matin un hélicoptère vient chercher notre blessé, content d'être évacué. Lorsqu'elle a été connue au bataillon, l'affaire a fait l'effet d'un pavé dans la mare. Il faut réagir. … (Pages 26-27-28)

 RENOU_Algérie_couv.jpg

 

Victor RENOU

En Algérie, c'était comme ça …

ou les 24 mois d'un Appelé sur un piton.

 

Auto édition. Dinan (France)

Année de publication : 1988

 

 

09/05/2014

Taos, Juive kabyle (Jibril DAHO)

 

Fête de naissance d'Adel

 

 Il s’était avéré que la vie du couple débutait sous de brillants auspices. Au printemps 1954, moins d'une année après le mariage, la naissance d’un beau bébé prénommé Adel "le juste", vint, au grand bonheur des parents, égayer leur foyer et réaliser leurs plus belles espérances.  Tant la naissance d’un garçon était considérée comme majeure en Kabylie, ils organisèrent une grandiose cérémonie qui dura plusieurs jours.

 Ali, par la voix des crieurs publics, convia toute la population d'Aït-Setah et des hameaux environnants à venir se réjouir des festivités. Après un hiver rigoureux, le printemps cette année-là était particulièrement sec. Le soir, enchantés d’une circonstance aussi rare, les contingents d’invités arrivaient en masse. Après avoir vidé les écuelles en bois débordantes de couscous garni de viande, et que les ventres fussent inhabituellement rebondis, les convives, rotant énergiquement comme le voulait la tradition pour complaire à l’hôte, se vautraient, sous un ciel sans menace, sur les tapis d’alfa posés à même l’herbe épaisse, luxuriante en pareille saison. Selon la tradition kabyle, seuls les hommes étaient en droit d’assister au gala, mais la rigueur de la tradition était sans influence sur l’attrait qu’inspirait ce genre de réjouissance. En effet, bravant l’interdit, l’obscurité et l’événement aidant, les femmes osaient de loin, chacune cachée dans une sombre retraite, contemplaient béatement le divertissement capiteux que la coutume séculaire interdisait à leur vue. Il en était de même pour les hommes pour qui le spectacle pantomime entre femmes était interdit. Dans cette parodie, les hommes étaient tournés en ridicule. C'étaient les femmes accablées par l'attitude hégémonique de leur homme, qui jouaient, d'une manière tragi-comique, le simulacre d'épouses opprimées. Dans la foulée des griefs exprimés dans cet interstice de défoulement, s’attardant sur les défauts des hommes qu’elles incriminaient, elles manifestaient les souffrances qu'elles enduraient, et clamaient publiquement l'opinion caustique qu'elles avaient d’eux. Bien évidemment, dans les patelins où tout se savait en un rien de temps, les complaintes, dans une minutie de détails, arrivaient aux oreilles des hommes concernés. Les cauteleux en riaient sans s’alléguer, mais les bienveillants, compatissant, révisaient judicieusement leur conduite.

 La fête relative à la naissance d'Adel, dont il est question dans notre récit, était animée par la troupe du maître en la matière : le virtuose Akli Oukertous El Amroussi. Sans ce maestro une fête serait fastidieuse. La troupe de tambourineurs et de trompettistes, tout de blanc vêtus, venus de Bougie et de ses alentours, s’en donnaient à cœur joie tellement les occasions d’exhiber leur talent étaient rares. Le tonnerre du roulement des tambours tendus au feu de bois et les décibels assourdissants des trompettes puissamment soufflées, parvenaient aux lits des ravins qui, en écho, les répercutaient jusqu’aux rives de l’Oued Agrioun et des cimes des monts Babors qui dominaient le paysage.

 Quand le moment "d’enjôlement" : clou du spectacle, tant attendu, était arrivé, signifié par l’aube approchant, les enfants endormis et les plus récalcitrants renvoyés, on agençait une piste de danse entre l’orchestre et le public. Au premier refrain du lied entonné par le chantre Akli Oukertous, encensant de louanges l’heureux nouveau papa, assis au premier rang, et sa "maison", on sortait d’on ne sait où, des créatures délicieusement belles et opulentes: des danseuses d’Ouled Naïl, au cachet faramineux, venues spécialement de Djelfa aux portes du Sahara. C’étaient des sensuelles filles du désert au charme ravageur et d’une vivacité folâtre. Leur visage oint d’aromates, luisait sous la clarté vacillante des lampes à carbone, et troublait l’instinct des spectateurs demeurés immobiles dans un profond silence. La danse, rythmée par la musique, exigeait un silence absolu. Exhibant un large sourire espiègle, les gazelles du désert esquissaient hiératiquement les premiers pas frémissants de volupté intense. Le déhanchement convulsif, le soulèvement frénétique du ventre et le balancement des bras nus qui faisaient tinter de gros bracelets en argent massif qui pendaient à leurs poignets, présentaient un spectacle époustouflant. Habituées à l’exercice de divertissements gracieux dans les cafés chantants des villes du sud et des hauts plateaux où, tous les soirs, elles comblaient l’exaltation des inconditionnels amateurs, les Naïliates annonçaient aux Kabyles rêvasseurs, l’ambiance d’une folle nuit sublimée par le zéphyr qui soufflait les ardeurs contagieuses. Au fur et à mesure que le spectacle s’échauffait, le corps épicurien des almées s’agitait dans des mouvements trépidants que le baladin enhardissait et que le public, souffle coupé, scrutait sous tous les angles. Elles portaient des robes à ramages bigarrés, souples et chatoyantes, aux plis phosphorescents. Des tenues qui mettaient effrontément en valeur leurs attributs sensuels. Elles étaient spécialement conçues pour la danse et frémissaient sur le galbe gracieux des danseuses. Les anneaux insérés autour des chevilles tatouées, une paire de chaque côté, tintaient à la mesure du pas de danse. Les filles du désert faisaient une parade osée avec leur tenue aguichante et leur chevelure abondante ruisselant en flot noir sur leurs épaules affriolantes.

 Ce tableau indécent pour le regard d’un Kabyle aurait été inacceptable en ce lieu et en d’autres circonstances. Seulement en ces soirées si fécondes en émotions délirantes où se fêtait la naissance d’un garçon né de parents âgés, tout ou presque était permis. Les passions se donnaient libre cours et pouvaient se lâcher dans tous leurs excès.

 Tête dodelinante emportée par l’ambiance de la fête enflammée, le public ivre de plaisir, l’âme emplie d’allégresse, écoutait, avec grande attention, le laudateur chanter à capella, et suivait des yeux palpitants les mouvements licencieux que les belles venues d’ailleurs offraient généreusement à leur regard rêveur. De temps à autre, sans doute enivrée d’exaltation dévorante et galvanisée par les mimiques du baladin émoustillé, une danseuse éperdue venait se cambrer, effleurant des pans de sa robe fluide et évasée, un spectateur passionné, langoureux et vibratile, que seule la pudeur paralysait. L’ambiance survoltée, telle une furie déchaînée, ne tombait qu’à la fraîcheur du petit matin, quand, à la grande déception des convives avides de divertissements voluptueux, les tambours se refroidissaient et les trompettes s’essoufflaient,

 Pendant la journée, vacant dans l’indolence à leurs occupations ordinaires, la musique continuait de résonner dans la tête distraite des noctambules. Les fantasmes, en cascades, disgraciaient les femmes kabyles qui n’affichaient que des profils austères. Avant que ces fêtards ne rejoignissent une autre nuit d’agapes et de délire, quand par manque de sommeil leurs yeux s’éteignaient et leur tête tournoyait, ils s’allongeaient sur un grabat de fougère à l’ombre de bosquets verdoyants.

 

DAHO Jibril_Taos_2014.jpgJibril DAHO

Taos ou l’extraordinaire destin d’une Juive kabyle.

 

Éditions Sefraber

Velle le Chatel (France)

 

2014

12/06/2013

Boualem dans La Traversée (Mouloud MAMMERI)

 … les temps heureux n'étaient plus. Ils allaient revenir, Dieu ne pouvait pas abandonner les siens. Un jour son règne viendrait. En attendant Boualem vivait avec la haine sanglante du siècle, étalée sur toute la surface de son âme comme une banquise.

Il s'adonnait à la vertu férocement. Il la voulait implacable, goulue jusqu'au sang, celui des autres, mais aussi, s'il le fallait, le sien. Il haïssait la vie, parce que c'est dans ses gésines que les désirs fermentent et se ramifient. L'idéal de Boualem c'était un grand désert calciné. Mais il ne voulait pas être vertueux tout seul. Boualem voulait bien mourir, mais dans la mort des autres, tous les autres : les hommes, les chiens, le printemps, les cailloux du chemin. Il avait la mort militante : les Japonais se tuent pour ne pas cesser d'être comme il faut. Boualem ne se l'était jamais clairement dit, mais ce que tout au fond de lui-même il désirait, c'était la fin du monde, cet énorme lapsus dans la pureté glacée du néant. Avec la psalmodie du Koran et les leçons du maître c'était la seule volupté qu'il ne se refusât pas encore.

C'est pourquoi il haïra Amalia dès le premier regard qu'il jettera sur elle au journal. Elle était belle. Elle était Nazaréenne, de ces insensés qui donnent à Dieu des associés. Elle était Française, elle était libre, elle se mouvait avec plus d'aisance que lui dans son propre pays. Elle était le condensé de tout ce qui peuplait ses cauchemars.

Car le principal grief de Boualem contre le monde c'était sa beauté. Le maître ne venait-il pas de dire que de tous les pièges du Malin c'était le plus insidieux ? Boualem était marié. Il ne s'était jamais posé beaucoup de questions, jusqu'au jour où il était arrivé à Alger. Là, les jambes nues des filles, leurs seins dressés, leurs rires... Au début il allait droit devant lui le regard fiché à terre, le sang en feu (il aimait croire que c'était le feu de l'indignation). Puis, un soir, au cours du Go, un disciple brusquement s'était élevé contre ces tentations offertes aux désirs des croyants et pourtant refusées. A la véhémence de l'accent ils reconnurent la profondeur du mal, le même qui taraudait leurs nuits et ils ressentirent un immense soulagement. Chacun d'eux jusque-là s'était cru seul voué à la perdition !

Etre plusieurs les emplit d'un zèle furieux. Ensemble ils cherchèrent un moyen de gommer du paysage cette insulte à Dieu qu'était la beauté des filles. Ils songèrent aux lames de rasoir au bout de cannes d'olivier, au voile noir du haut de la tête jusqu'aux pieds, à un-service spécial de police, à un code de fer. Ils se résignèrent finalement au badigeon de peinture noire sur les jambes. Le répit fut bref et le remède illusoire. Les badigeonneurs finirent par prendre un plaisir pervers à promener le pinceau sur les peaux lisses. Noires, les jambes des filles n'étaient pas moins belles ; le goudron, loin d'annihiler le désir, l'exaspérait.

Les frères étaient désemparés. Ni à l'école koranique ni plus tard, dans les universités moyen-orientales qu'ils avaient fréquentées, la beauté ne faisait l'objet du moindre cours. Quand un monde perverti l'avait jetée à la face de Boualem dans les rues d’Alger, il était trop tard : dans son cœur, dans son esprit, la moelle de ses os, les barrières étaient dressées, roides comme un décret de Dieu.

 ...

 

Mammeri_traversée_couv1.jpgMouloud MAMMERI

La Traversée

 

1ère Édition : Plon

Paris ; 1982

 

 

03/06/2013

L'origine des Imouchar’ (Adolphe HANOTEAU)

Dans mes conversations avec les Imouchar’, j'ai fait revenir souvent l'entretien sur l'origine de leur peuple ; mais je les ai trouvés à cet égard d'une ignorance au moins égale à la nôtre. À défaut de traditions nationales, ils ont adopté, avec des variantes plus ou moins étranges, les fables d'Ibn Khaldoun et autres généalogistes arabes ou berbères. L'idée qui parait les flatter le plus, est celle d'une origine yéménite qui les rattacherait à la race arabe. M. Reinaud, dans un remarquable mémoire sur les populations du nord de l'Afrique, a très bien développé les raisons qui, peu de temps après l'invasion arabe, ont engagé les Berbères à se créer des généalogies au moyen desquelles ils cherchaient à établir leur communauté d'origine avec le peuple conquérant. Le savant académicien a fait trop bonne justice de ces prétentions, pour que je songe à reproduire ici celles que j'ai entendu émettre.

 

Je ne m'étendrai pas plus longtemps sur ce sujet ; mon but n'a pas été de raconter l'histoire ni de décrire en détail les mœurs et les usages des Imouchar' ; j'ai voulu seulement donner une idée générale de leur vie sociale, pour servir à l'intelligence des récits qui se trouvent à la fin de cet ouvrage.

J'ai cherché aussi à faire ressortir l'importance que doit avoir un jour, sous le rapport politique, l'étude de la langue tamachek’. Au point de vue de la science, cette connaissance présente un intérêt d'un autre ordre, qui pour les hommes d'étude a aussi une valeur.

 

De, tous les dialectes berbers, c’est le seul, à ma connaissance, qui soit resté à peu près pur de mélange avec l'arabe.

Cet heureux état de conservation autorise à penser qu'on trouvera dans ce dialecte, mieux que partout ailleurs, les véritables formes et les règles grammaticales de la langue berbère. C'est le seul aussi qui ait conservé un système d'écriture, système grossier et barbare il est vrai, mais qui pourra peut-être, néanmoins, fournir des indications précieuses. En comparant ses signes avec les caractères des anciennes inscriptions appelées libyques, on ne peut méconnaître leur ressemblance et il est permis d'espérer que la connaissance du tamachek’ conduira un jour à l'interprétation de ces inscriptions, dont le sens a échappé jusqu'à présent aux recherches des savants.

Ce ne sera pas, sans doute, le résultat d'un premier effort ; trop de difficultés restent encore à surmonter ; au moins aura-t-on une base que des études ultérieures ne manqueront pas d'élargir et de consolider. Elle servira de point de départ pour rechercher à travers le cours des siècles les modifications du langage des anciens habitants de l'Afrique du nord.

Dans les contrées habitées par les Imouchar’, les parois des rochers qui bordent les routes, et celles des cavernes des montagnes, sont couvertes d'inscriptions, les unes gravées, les autres simplement tracées avec du goudron. Ces inscriptions sont d'époques différentes, et un grand nombre remontent à des dates déjà assez anciennes pour que les habitants du pays ne puissent plus les comprendre, dans leur entier. Elles ne présentent toutefois, au dire des Imouchar’, que de légères différences avec les écrits modernes, et il n'est pas à supposer qu'elles résistent à l'analyse raisonnée d'observateurs européens. On doit attendre beaucoup, à mon avis, de l'examen de ces inscriptions, et c'est par leur étude comparative qu'on arrivera, si je ne me trompe, à l'intelligence des inscriptions de l'antiquité.

 

Cet ouvrage a été composé sur le même plan que mon Essai de grammaire kabyle, dont j'ai conservé la rédaction partout où il était possible de le faire. S'il n'avait eu pour objet que de faire connaître la langue berbère en général et d'établir une comparaison avec le kabyle, j'aurais pu me contenter souvent de renvoyer à mon premier travail. En agissant ainsi, j’aurais manqué, je crois, le but pratique de ce livre, destiné surtout à faciliter l'étude de la langue des Imouchar' aux personnes qui voudraient voyager dans l'intérieur de l'Afrique, et qui n'auraient probablement aucun intérêt à apprendre le kabyle.

Qu'il me soit permis, d'entrer dans quelques détails sur les circonstances qui m'ont engagé à entreprendre ce dernier travail, et sur la manière dont il a été fait.

À l'époque où j'étudiais le kabyle, j'eus un jour l'occasion de voir un kadhi des Ouled Sidi Chikh de la province d'Oran.

La conversation vint à tomber sur les Imouchar' qui avaient séjourné à Alger, quelque temps auparavant, et cet homme m'apprit qu'il était né à Timbouctou d'un père arabe et d'une femme tamachek' des Ioulemeden. Pendant son enfance il avait parlé la langue de sa mère ; mais venu jeune en Algérie, il l'avait à peu près oubliée. Je lui fis quelques questions sur cette langue, et je ne tardai pas à reconnaître en elle un dialecte berbère. …

 

(Draâ el Mizan ; février 1859)

 

 

HANOTEAU_Grammaire tamachek'_1860_couv.jpgAdolphe HANOTEAU

Essai de grammaire tamachek'

 

Imprimerie impériale. Paris

1860

 

(Extrait de la préface)

 

 

 

02/06/2013

Les Berbères ou Imazir’en (Adolphe HANOTEAU)

À une époque que personne ne saurait préciser sans doute, le peuple berbère a dû être maître de tout le Nord de l'Afrique. À défaut de témoignages historiques pour justifier cette opinion, nous avons celui du langage.

La langue berbère en effet, a été parlée ou l'est encore de Tétouan (du Berbère Tit't'aouin : les yeux ou les sources) jusqu'aux confins de l'Égypte*, et d’Alger jusqu'au Sénégal **. Là où elle a cessé d'être en usage, on retrouve son empreinte caractéristique dans les noms de localité, qui restent pour attester les droits antiques du peuple berber à la propriété du sol.

Depuis longtemps, toutefois, ce peuple ne forme plus un tout homogène ; les invasions successives et surtout la conquête arabe l'ont morcelé en divers groupes de population, séparés les uns des autres par de vastes étendues de terrain. Nous connaissons aujourd'hui ces groupes sous les dénominations, arabes pour la plupart, de Kabyles, Chaouïa, Chelouh, Beraber, Zenatia, Beni-Mzab et Touareg.

Aucun de ces noms n'appartient à la langue des peuples qu'ils désignent. Plusieurs de ces peuples cependant, les Kabyles par exemple, les ont adoptés et ont oublié leur nom national. Mais, partout où les populations berbères ont été à l'abri du contact et de l'influence arabe, elles ont conservé des noms appartenant à leur idiome. Elles s'appellent : Imazir’en*** (pluriel de Amazir’), à R'edamès et au Maroc ; Imajer’en ou Imajar’en, pluriel de Amajer’ chez les Touareg du Sud, et Imouchar’, pluriel de Amacher’ chez ceux du Nord.

Toutes ces dénominations ne sont, en réalité que des variantes de prononciation d'un même nom, car en berber, les sons du Z, du J, du CH se substituent l'un à l'autre, suivant les localités, dans un mot, sans en changer la signification. C'est ainsi que, chez les Touareg, ergez et ergech signifient également marcher ; ichenga et izenga, ennemis ; azger et achger, bœuf ; tar’chamt et tar’ejamt, maison ; échedh et éjedh, âne.

Il faut ajouter que les mots imazir’en et imouchar’ sont deux formes de pluriel qui s'appliquent très souvent au même nom. 

HANOTEAU_Grammaire kabyle_1858_p22-pluriel.jpg

 

Je pense donc que si on voulait restituer à la race berbère son véritable nom national, il faudrait l'appeler la race Tamazir't ou Tamacher't (féminins de amazir' et, amacher'). Le même nom s'appliquerait à la langue.

Ce qui me parait établir qu'on serait dans la vérité en généralisant cette dénomination -restreinte, il est vrai, de nos jours à quelques fractions du peuple berber- c'est que les seules populations où elle ne se retrouve plus, sont précisément celles qui ont perdu le souvenir de leurs noms nationaux, pour accepter ceux que les Arabes leur ont donnés, ou qui n'ont conservé que des noms de tribus, comme les Beni Mzab qui, entre eux, s'appellent Aït Aouban ou dag Aouban, pluriel de ag Aouban, fils d'Aouban.

 

Quelques personnes ont donné au mot amazir’ le sens de noble, homme de condition, libre, sur la foi sans doute, de Léon l'Africain qui traduit par noble langage les mots aqual amazir’, qu'il faut lire plutôt aoual amazir’. Je ne saurais partager cette opinion, et l'on ne doit, à mon avis, attribuer à ce mot d'autre signification que celle que lui donnent les peuples chez lesquels il est en usage, et qui s'en servent seulement pour désigner un individu de la nation des Imazir'en. Lorsque les Touareg veulent dire qu'un homme est de condition libre ou qu'il est distingué par ses manières et son éducation, ils emploient les mots ilelli et amounan, et non amajer’ ou amacher’

 

Notes :

* Les habitants de l’oasis de Syouah.

** Voir le rapport du Gouverneur du Sénégal au Moniteur universel du 25 juillet 1857.

*** Des doutes ayant été émis en France sur la véritable prononciation du غarabe que j'ai représenté par R', je crois devoir prévenir qu'en berber, comme en arabe du reste, -au moins en Algérie- le son de cette lettre est celui d'un R fortement grasseyé et non celui du G.

 

Adolphe HANOTEAU

Essai de grammaire kabyle

 

Bastide ; Alger/Constantine

1858

 

(Extrait de la préface)