25/05/2007
Les cauchemars de Meriem (Zoubir FERROUKHI)
Meriem découvrit un petit agenda sur le bord de la coiffeuse, et le consulta à la date du jour. Aucune mention ne signalait ni où ni pourquoi son mari était parti de très bonne heure, alors qu'elle dormait. D'un geste évasif de la main, elle repoussa ses interrogations. Après tout, se dit-elle en négligeant le livret, rien ne l'empêche de quitter sa demeure au chant du coq si tel est son bon vouloir.
Quelques dizaines de secondes s'écoulèrent et elle entendit frapper timidement à la porte.
Meriem fut heureuse de reconnaître, alors qu'elle la faisait entrer, la jeune femme brune qui l'avait servie toute la soirée la veille.
- Bonjour. Comment vas-tu? Quel est ton nom ? l'interrogea-t-elle en l'embrassant.
- Je m'appelle Djamila, répondit l'autre en affichant un joli sourire.
Les deux femmes s'assirent au bord du lit. La jeune Djamila, gênée et ne sachant quoi faire, choisit de dire :
- Tu es très belle. Ali a bien de la chance.
- Merci. Meriem hésita, se tortilla les mains, puis ajouta :
- Puis-je te poser une question, sans trop t'embarrasser ?
- Oui.
- Pourquoi le matin des noces, mon époux m'a-t-il quittée de très bonne heure, bien avant l'aube ? Cela me paraît, je l'avoue, inconvenant et je ne peux éclaircir une telle attitude. Est-ce une habitude qu'il ne désire point modifier, malgré les circonstances exceptionnelles ? Il aurait pu m'en avertir. Ou bien y aurait-il une autre raison ?
- C'est incommode de l'expliquer. Dans notre région, jusqu'à nos jours une ancienne tradition oblige les nouveaux époux à se séparer quelque temps après leur première rencontre, et il se trouve que la nuit de noces, c'est le mari qui doit s'éclipser avant le lever du jour. L'homme s'en va généralement aux premières heures de l'aube, et revient dans la matinée.
- Es-tu mariée ? Cela s'est-il passé ainsi pour toi ?
- Oui
- N'as tu pas été choquée ?
- Non. Peut-être parce que j'étais avertie.
- Pourquoi le mari s'enfuit-il la nuit tel un violeur ? Est-ce concevable ? Ailleurs on exhibe la chemise de la femme, es-tu au courant ?
- Non
- C'est une coutume qui doit provenir du fond des âges, et se perpétue par exemple du côté des monts de l'Ouarsenis. La mariée doit montrer à sa belle-mère, ou sa belle-sœur, sa chemise tachée de sang. Elle doit, pour ainsi dire, produire une sorte de gage qu'elle est bien vierge, et cela prouverait en même temps les facultés d'un mari adulte, viril et responsable. Bref, une chose que j'estime tout à fait immorale.
- N'empêche que ce sont ces petites choses particulières qui font que nous demeurons nous-mêmes, attachés à notre terre des Aurès, de Kabylie, de l'Ouarsenis. Qu'est-ce qui fonde notre personnalité, Meriem ? Ne devons-nous pas porter des marques qui n'existent nulle part ? Nous ne faisons qu'emprunter la voie de nos ancêtres.
- Nous nous agrippons à des pratiques primitives et insensées! Faut-il maintenir des réflexes vieux de plusieurs centaines d'années, qui n'ont plus rien à voir avec le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui ? Si la mariée est vierge ou ne l'est pas, cela regarde le marié et lui seul. A-t-on besoin de le proclamer, sans pudeur ? C'est humiliant. Il vaudrait mieux exiger un certificat de virginité, c'est plus logique.
- Ce sont des mœurs en voie de disparition. Ces agissements ont tendance à disparaître.
- Je n'en suis pas aussi certaine. Et je constate qu'à Ouled Boulefred, dans une famille à l'aspect respectable aussi bien que sensé, nous en sommes loin.
- Ici c'est assez particulier
Un silence pesant enveloppa les deux femmes. Djamila demanda d'une voix basse :
- Dois-je faire la chambre, ou veux-tu que j'apporte le petit déjeuner ?
Des coups résonnèrent à cet instant, mollement, à la porte qui s'ouvrit au ralenti.
Une vieille dame s'avança, le pas lent et mesuré. Les rides de son visage étaient regroupées d'un côté par un rictus au coin de la bouche Elle portait un foulard de soie verte dont le nœud était en partie défait comme si elle avait tenté de s'en débarrasser rapidement. Le ton rouge vif de la longue robe, qui l'habillait jusqu'à la pointe des pieds, donna de l'éclat à l'atmosphère feutrée de la pièce.
Meriem accourut pour l'embrasser et l'accompagna ensuite pas à pas à travers la chambre, ne lui lâchant la main qu'une fois arrivées à l'unique et imposant fauteuil situé près de la fenêtre.
- Dieu vous garde toutes les deux, mes filles, dit la vieille dame.
…
Zoubir FERROUKHI
Les chemins de l'espérance
Éditions Le Manuscrit,
Paris. 2002
19:35 | Lien permanent | Commentaires (1) | Facebook
11/05/2007
Le voyage en France (Mohand AÏT-IGHIL)
Ceci est l’histoire d’une femme qui voulait aller voyager en France. Son mari travaillait beaucoup et n’avait pas le temps de l’emmener, alors qu’il avait souvent l’occasion de se rendre dans les pays étrangers pour son travail. Il repoussait le voyage de jour en jour.
– « Depuis que nous sommes mariés, tu me dis : "je vais t’emmener en France". Quand les vacances d’été arrivent, tu trouves toujours une bonne excuse pour te défiler : "il n’est pas possible d’y aller cette année, nous n’avons pas assez de temps, ou bien, nous n’avons pas assez d’argent, ou bien encore, on a absolument besoin de moi au travail" !
– Mais enfin, tu vois bien que ce n’est pas de ma faute : c’est le travail qui me retient ! Si j’abandonne mon travail, qu’allons nous manger, comment habilleras-tu tes enfants ? C’est maintenant qu’il y a du travail, je ne peux pas abandonner mon poste pour aller me promener dans des pays lointains !
– Tu ne veux pas, c’est tout ! Chaque jour tu me racontes quelques chose de nouveau, chaque fois tu trouves un nouveau prétexte ; en réalité, même en quelques jours, nous pourrions faire un beau voyage : nous pourrions voir mon oncle qui est à Lyon, mon frère aîné qui habite Paris…
– Mais on dirait que tu es folle ! Pour voir du pays, il faut beaucoup de temps ! Si c’est seulement pour faire un aller et retour, ce n’est pas la peine ! Ce n’est pas une bonne idée !
– Il faut que nous partions cette année ! Tu dois m’emmener en France ; regarde nos voisines, il n’y en pas une qui ne connaisse la France ! Il n’y a que moi qui reste ici comme une orpheline ou une veuve ! Emmène-moi, sinon je demanderai à mes frères ; eux au moins seront capables de m’emmener ! »
Toute la nuit, ils n’arrêtèrent pas de parler de ce voyage en France ; la femme désirait vraiment visiter la France, mais le mari, depuis que ses affaires prospéraient, avait pris goût à l’argent et hésitait à laisser son travail qui lui en rapportait tant.
Quand elle se tenait à la fenêtre de sa maison, la femme suivait du regard les voitures qui filaient dans les rues : il lui semblait que toutes se dirigeaient vers l’aéroport et transportaient des voyageurs qui se rendaient en Europe. Elle était la seule à être clouée au pays, très malheureuse, son mari refusant de l’emmener voir la France. Elle se mettait alors à pleurer et elle se creusait la tête pour trouver enfin le moyen de convaincre son mari de l’emmener avec lui, voir du pays et connaître Paris
Éditions Tiddukla Tadelsant Tamazight
Bgyet, 2001
07:54 | Lien permanent | Commentaires (2) | Facebook
02/05/2007
La Cité des Roses (Mouloud FERAOUN)
Avec Françoise, je suppose qu'il (M.G.) a mis au point toute une méthode de séduction qu'il a dû éprouver ailleurs et maintenant que je revois rétrospectivement certaines attitudes, certaines réactions, certaines scènes, je suis persuadé que je ne me trompe pas. Dans son entreprise, il a été favorisé par la naïveté de Françoise, mais, en fin de compte, parce que Françoise est foncièrement honnête, il n'a abouti à rien et son immense orgueil blessé a vu en moi le grand responsable de son échec. Alors il a voulu m'en tenir rigueur et il a essayé de me nuire. C'est là toute l'histoire dont pourtant, jusqu'ici, mon amie ne veut pas convenir tout à fait. Pour ma part, quand j'ai compris que l'Autre me mettait sur un piédestal pour me tenir à l'écart, j'ai tout fait pour détruire la bonne opinion qu'il avait de moi et me rapprocher de Françoise. À tort ou à raison, j'ai refusé de jouer ce rôle de « bon sauvage » ou de grand pédagogue qu'il voulait m'attribuer gratuitement et, sans doute, n'ai-je pas tardé à le décevoir. J'ai tenu à rester pour tous un collègue, sans plus. Cela m'a valu la sympathie démonstrative sinon sincère de tous. Il restait à M.G. à prendre ses grands airs, pour bien montrer que lui, tout au moins, il était un être à part, un homme supérieur, habitué aux étages.
M.G. est un grand garçon au regard perdu et au sourire hautain. Lorsqu'il tend la main aux hommes, ses collègues, il semble leur offrir un cadeau inespéré qu'aucun d'entre eux ne mérite. Quand il s'approche des jeunes dames, il arbore son sourire séducteur irrésistible et les salue confidentiellement comme s'il y avait entre elles et lui une longue intimité tissée de vieux secrets. Puis il va se mettre à l'écart, dédaigne nos conversations superficielles et attend, sombre et inspiré, que l'une ou l'autre se détache de notre groupe pour aller le rejoindre. Alors son visage s'illumine. Ils se mettent à faire les cent pas et parviennent à se comprendre au sein de l'étourdissante cohue d'élèves d'où l'on voit émerger leurs têtes. Habituellement, c'est Françoise qui est attirée par cette araignée aux longues jambes. Françoise si modeste, si peu coquette pourtant.
M.G. est un Français d'Algérie d'origine indéterminée. Je lui en veux non pour cela mais plutôt pour une certaine assurance dogmatique qui lui dicte sa conduite vis à vis des Indigènes. Il y a par exemple sa promptitude à tutoyer les parents d'élèves, hommes ou femmes, sa manie d'émailler son langage d'expressions arabes plus ou moins de circonstance, jusqu'au jour où j'ai décidé de lui répondre en un pseudo berbère de mon invention après lui avoir conseillé de se servir du langage de ses aïeux.
Mouloud Feraoun
La Cité des roses
Pages 94-95
Éditions Yamcom
Algérie 2007
05:40 | Lien permanent | Commentaires (3) | Facebook
24/04/2007
Dis-leur (LOUNIS AIT MENGUELLET) extraits
À ceux que le vent a emportés
Le vent de panique qui a soufflé
Porte-leur mon message
Dis-leur ceci :
…
Dis-leur de revenir
De l’arbitraire, plus de trace
Le despotisme qu’ils ont connu jadis
L’on n’évoque même pas son nom
Les tyrans d’hier
Et tous les geôliers
Dans le droit chemin, ils sont revenus
Et ont compris leurs vraies missions
L’armée est dans les casernes
Les fusils ne sont plus que rouille
Ni tueurs, ni tués
Les tordus sont redressés
Nous sommes sortis des ténèbres
Nos infortunes sont effacées
Ceux qui ont pris le maquis
Grâce à Dieu, ils ont revenus au droit-chemin
Guidés par les bienfaiteurs
Il n’y a plus de chômeurs
Le peuple entier travaille
Nul n’est plus dans la détresse
Sur chaque visage, la paix est répandue
Le bon grain domine l’ivraie
Les récoltes débordent
Le paysan se remet à travailler sa terre
À vendre et à récolter
Et même les journaux
Ont appris à dire la vérité
…
Revenez, si vous ne me croyez
Vous verrez de vos propres yeux
Les fous tels que nous
Ont droit de délirer
Ce que j’ai dit n’est qu’utopie
Utopie de ceux qui rêvent toujours
Nous avons tous ici nos rêves
…
De l’injustice, ils ont pris racine
Si elle n’existe, ils la créent
Derrière nos malheurs, nous nous sommes murés
De ceux qui agressent et se plaignent
Si je suis contre l’injustice et la corruption
Si de l’envie je suis l’ennemi
Et si je ne dérange la quiétude des autres
Je suis mauvais...
EXTRAITS DE 'INASEN"
Lisez l'intégralité
de ce texte, ô combien parlant,
07:55 | Lien permanent | Commentaires (6) | Facebook
12/04/2007
NOUS T'AVONS ENTERRE EN TERRE KABYLE (Rachid HAMMAD)
Lettre écrite par Rachid Hammad
publiée dans le Hors Série du Nouvel Observateur
Spécial Algérie - 10/2002
"Nous t’avons enterré en terre kabyle"
Papa, vendredi dernier - le 21 décembre -, j’ai pris en catastrophe l’avion de Lyon pour Alger. La veille, en rentrant chez nous, tard, Colette et moi, nous avions trouvé de nombreux messages sur notre répondeur, qui, tous, disaient ceci : "Rachid, maman est morte ; nous t’attendons à Alger."
Toi, papa, tu nous avais quittés en octobre 1999. Tu voulais à tout prix arriver jusqu’à l’an 2000. Mais la maladie avait eu raison de toi. Suivant tes dernières volontés, nous t’avions enterré en Kabylie (la terre de nos ancêtres à laquelle tu étais tellement attaché) dans la propriété familiale, où tu avais fait construire un tombeau avec deux places : l’une pour toi et l’autre pour maman. Maman repose donc à tes côtés à Tizi-Seghouane, commune des Ouadhias, face à la montagne du Djurdjura...
Dans l’avion qui me ramenait à Lyon, une semaine après, j’ai repensé à votre vie : maman, qui avait eu onze enfants et qui nous avait tous élevés. Et toi papa, petit berger de Kabylie devenu instituteur après avoir brillamment passé le concours d’entrée à l’Ecole Normale de Bouzaréah et qui avais fait en sorte que tes enfants deviennent presque tous des enseignants, comme toi. Tous les postes perdus, où tu avais enseigné, pour finir ta carrière à Aïn-Bessem, village typique de la colonisation, mais où tu avais tenu la dragée haute aux colons, et par le verbe et par la plume ? Tu militais pour l’égalité et pour l’intégration et tu avais même réussi à devenir le conseiller municipal du premier collège, ce qui, à l’époque, était exceptionnel, car les "indigènes" votant dans le deuxième collège étaient exclus de la vie politique...
Papa, tu nous disais : "La France est un pays de droit. Elle va imposer des réformes pour établir l’égalité avec les Français d’Algérie." Et nous, tes fils aînés, nous te disions : "Papa, jamais les pieds-noirs n’accepteront que les Algériens soient leurs égaux, si ce n’est, comme le disait Bismarck "par le fer et par le sang". Hélas, c’est à nous que l’Histoire a donné raison. "Tant de sacrifices pour l’indépendance, disais-tu dans les années 1990, pour voir maintenant les Algériens qui se tuent entre eux !" Comment va finir cette tragédie ?
Que vont devenir les relations entre l’Algérie et la France, ces relations que tu souhaitais exemplaires ? Comment le problème de la culture berbère va-t-il être résolu ?
Tu étais un grand amoureux de cette langue kabyle et de cette culture amazighe ("berbère") qui, de tout temps, ont été étouffées par le pouvoir, aussi bien avant l’indépendance qu’après.
Papa, maman, reposez en paix dans cette terre kabyle que vous aimiez tant. Votre fils qui vous aime tant tous les deux.
Rachid Hammad (Oullins)
Auteur de
« Chemins de traverses d’un instituteur kabyle :
De Adrar Amellal à Belaruc les Bains »
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