07/06/2008
Les Barberousse : deux frères pirates... (Charles FARINE)
"Depuis notre conquête de 1’Algérie, tout ce qui touche à l'histoire de l'Afrique septentrionale et des États Barbaresques a pour nous un très grand intérêt, et en appelant l'attention de nos lecteurs sur la vie aventureuse des deux Barberousse (1474-1546), nous avons assurément choisi un des épisodes les plus curieux et les plus émouvants des annales orientales.
Le premier, Aroudj, commença à treize ans le métier de corsaire sur les côtes d'Afrique, et appelé en 1516 au secours des Algériens menacés par les Espagnols, il resta maître de leur ville et y exerça le pouvoir souverain. Deux ans après, il périssait dans un combat près de Tremecen, et son frère Khaïr-Eddin (dont nous avons fait Hariadan) Barberousse, proclamé Roi d'Alger et Général de la mer, plaça ses États sous l'autorité du Sultan de Constantinople Sélim Ier, qui le nomma Bâcha ou Vice-Roi. Soliman II en fit son Capitan-Pacha, et lui dut d'importantes conquêtes. Il mourut en 1546 ; il avait été remplacé dans la vice-royauté d'Alger par Hassan Aga.
L'Afrique septentrionale avait subi bien des révolutions depuis la conquête de César. Envahie par les Vandales en 429, conquise par Bélisaire en 554, elle était tombée au pouvoir des Arabes, à la suite de quatre expéditions de 640 à 692. Les Berbères ou Maures indépendants, que nous désignons encore aujourd'hui par les noms de Kabaïles ou Kabyles, dominés par une politique habile, devinrent les plus fermes appuis des armes musulmanes ; cette union des deux peuples se trouva cimentée de plus en plus sous la dynastie arabe des Aglabites (800-911), en faveur de laquelle le khalife Haroun al-Rachid crut devoir renoncer à son pouvoir temporel ; les princes aglabites étendirent au loin leur domination ; ils eurent à leur disposition une puissante marine qui les rendit maître de la mer ; la Sicile reconnut leurs lois ; ils firent des incursions en Italie, et fondèrent des colonies sur les côtes de la Méditerranée. - Plusieurs familles arabes s'étaient rendues indépendantes dans l'Afrique occidentale ou Magreb : les Edrissites, les Médrarites, les Sanhadjites, les Abdoulouates, etc., occupèrent divers points du territoire conquis par les Arabes mais les Fatimites, au dixième siècle, établirent partout leur prépondérance, et ils auraient fondé dans le Magreb une puissance durable, si l'ambition ne les avait entraînés du côté de l'Egypte. Les Zeirides leur succédèrent (935-1148), puis les Almoravides (1069-1147) et les Almohades (1120-1269), et enfin les Mérinides ou Zénètes (1213-1471), qui possédèrent tout le pays de Tremecen à l'Atlantique, tandis que les Abou Hafs s'établissaient à Tunis et les Beni-Zian à Alger (1248).Cependant les chrétiens d'Espagne et de Portugal faisaient chaque jour de nouveaux progrès dans leur croisade contre les faibles successeurs des khalifes de Cordoue et leurs regards se tournaient souvent du côté de l'Afrique, où leurs ennemis trouvaient de puissants auxiliaires. Indépendamment des armées musulmanes qui venaient se briser contre la valeur des princes chrétiens, il s'organisait des nuées de pirates qui leur causaient de grands dommages."
Charles FARINE
Les Barberousse : deux frères pirates au XVIe siècle
Genre : Récits de Voyages
Éditeur : Découvrance, La Rochelle, France
Sorti le : 24/09/2007
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23/05/2008
L’inattendue rencontre (Moussa BOUCHAKOUR)
Là où nous sommes, c'est une altitude de plus de 600 m par rapport au niveau de la mer, ce qui rend cet endroit idéal, beau, merveilleux, proche du parfum des genêts au printemps, proche des figuiers en automne, proche de la neige et du froid en hiver, proche du soleil et du miel des abeilles en été.
…
Je continue à regarder vers le ciel, un peu à gauche, à l'est le nuage qui s'est dissipé a fait découvrir la montagne resplendissante, comme une forteresse, surplombant la ville, du lever du soleil jusqu'au coucher. …
Vers le nord-ouest, à l'embouchure des monts et de la colline, l'ancien Fort Turc, surplombe toute la vallée jusqu'à l'ancienne Rebeval. Ce monument historique garde, à nos jours, sa salle des tortures et sa guillotine, bien que légèrement rouillée aux extrémités. Malheureusement l'Etat n'a rien fait pour restaurer cet édifice pour le verser dans le patrimoine de la révolution de libération nationale.
Le temps change de face. Le soleil brille Au dessus de nos tètes et au loin un immense nuage noir couvre le ciel. En quelques instants la pluie revient. Je contemple avec un grand plaisir le ruissellement de l'eau de pluie sur la vitre. Du regard je balaye le splendide et pittoresque panorama.
Au loin, vers le sud ouest, à l'horizon, la brume blanche qui s'était dissipée, s'est mélangée à une espèce de fumée de pneu brûlant, montante, grisâtre, pour constituer un autre nuage qui couvre la montagne. Plus loin, à gauche, le radar et les environs surplombants les vallées. Au fond, à l'horizon, dans la trajectoire de vision. Vu de loin elle ressemble à la bouche béante d'un requin. Sinistre lieu au passé honteux, durant la révolution de libération nationale.
D'après les anciens combattants, plusieurs maquisards ont été jetés du haut de cette falaise, dans le vide, pour réprimer leurs activités avec la guérilla.
Cette sale besogne est faite par l'armée coloniale pour opprimer, faisant de ce site un lieu d'exécution qui avait l'appellation de: «Mur de la mort».
On raconte qu'un jour le Capitaine, Chef de la S.A.S, un militaire très dangereux, avait ordonné, de jeter, du haut de cette falaise, un pauvre militant, Au moment du fait, le malheureux, bleu de peur, s'agrippa au bras du militaire, qui voulait le balancer, et ils tombèrent ensemble dans le vide, pour aller s'écraser sur l'amas de pierres qui se trouve au bas de la falaise.
…
Dans le couloir (de l’hôpital) , des hommes conversent et de temps à autre l'infirmier appelle un malade ; il y a eu un brouhaha, je me retourne pour voir d'où vient ce chahut, je rencontre des yeux bleus maquillés d'une jeune femme, la trentaine environ qui me regarde fixement, sans clignoter.
Elle a des yeux azur, un merveilleux visage blond, qu'entoure une chevelure dorée, reposant sur les épaules. Elle a une taille mannequin, un peu maigrichonne ; la jeune femme accompagne un malade. Elle portait une robe bleue, boutonnée de haut en bas, à la limite des genoux et des bottes longues cavalières qu'elle a fait découvrir de par sa position assise, jambes croisées l'une sur l'autre. Une beauté très rare.
Je fis une prière, maudissait Satan et me remis à regarder par la fenêtre. À un moment, je me déplace au plus loin de cette femme, mais à peine arrivé à l'angle que j'entends l'infirmier m'appeler, en même temps que la jeune femme et son malade.
L'infirmier nous dirige vers la salle d'attente.
Je marche lentement derrière l'infirmier et derrière moi les deux suivants. Pour les laisser passer devant, je fais semblant de regarder par la fenêtre et je ralentis puis je m'arrête.
La jeune femme et son malade sont devant moi de dix mètres. Elle se retourne, de sa main droite, elle relève ses cheveux sur l'épaule et s'adresse à moi:
Monsieur, s'il vous plait! Laissez passer mon frère en premier, il est souffrant.
Moussa BOUCHAKOUR
L’inattendue rencontre
Pages10 à 13
Éditions ELAMEL
Tizi-Ouzou 2004
21:04 | Lien permanent | Commentaires (2) | Facebook
12/05/2008
L’ÉLU , Nouvelle inédite de Tahar DJAOUT
Lors d’un voyage en Algérie, on m’a donné 4 feuilles dactylographiées et signées : Tahar DJAOUT.
Le titre mentionné est : L’ÉLU
D’après mes recherches, cette NOUVELLE de l’écrivain assassiné il y a 15 ans est INÉDITE !
Voici le début :
Vert, le jour que diffuse la serrure de ma chambre. Oh ! un vert -non ce n'est pas une illusion d’optique-, un vert surnaturel comme je n'en ai jamais vu dans mon existence. La lumière est aussi verte sur mes doigts. La seule chose qui reste à déterminer, c'est si je rêve ou non. Mais tout ce que je ressens en ce moment est trop décisif pour que l'hypothèse du rêve soit admissible. D'ailleurs, j'espère ardemment que ce soit un rêve ; car je pressens qu'un évènement catastrophique va bientôt se produire dans ce monde vert.
C'est la fin du monde. Je ne sais pas pourquoi cette hypothèse que j'ai émise il y a quelques minutes pour expliquer cette atmosphère étrange commence à acquérir l'ampleur d'une vérité. J'en suis certain maintenant, c'est bien la fin du monde. Je suis peut-être le seul rescapé. J'espère qu'il y en ait d'autres. Je vais bientôt pouvoir sortir.
Étrange ; le soleil ne s'est pas éteint. D'ailleurs, d'après les astronomes, il ne s'éteindra que dans cinq milliards d'années. Et hier encore l’astre, plus éclatant que jamais, m’avait fait rêver de canicule.
Dehors la lumière est plus criarde. Dès que je sors de chez moi, je suis saisi d'une terreur ... oui ... mystique. D'où suis-je sorti, déjà ? Je ne peux le dire. Aucune ville n'existe autour de moi. Aucune bâtisse humaine. Ville ... À peine suis-je entré dans ce monde sans immeubles, j'ai déjà la nostalgie des villes. Sont-elles donc le plus cher patrimoine des hommes ? Sur cette terre légèrement bosselée où je marche avait, en effet, existé une ville. Quel est son nom déjà ? Oui, je m'en souviens maintenant. Alger. Alger qu’on aime faire suivre d'adjectifs fort poétiques et fort flatteux. Je les ai tous oubliés, hormis un seul, celui qu'on emploie d'ailleurs si souvent que le nom de la ville a failli former avec cet adjectif un nom composé. Alger la blanche. La couleur me paraît maintenant étrange, ou, du moins, sans aucun sens pratique et visuel. Alger-la-Verte, devrait-on dire. Ou plutôt Éternité-Verte, car Alger n'existe pas. Mais je ne regrette pas Alger, parce que ce monde me paraît au moins aussi intéressant ... si ce n'est cette TERREUR. Oui, comment expliquer mon appréhension pour ce monde ?
... J'ai dépassé les monticules verts et je marche maintenant dans une étendue que laboure une géométrie incertaine. Tétraèdres jaunes, entrelacs polychromes de paraboles géantes ... J'avance dans une jungle d'arabesques absurdes dont les monticules menacent à chaque pas mon équilibre. Car j'ai peur de tomber. Et qui sait quel gouffre -Ô Éternité- dissimulent les faces chatoyantes des cités fragiles ?
Pour la première fois vient de m'apparaître la source de ces lumières torturées. Le soleil existe toujours. Mais un drôle de soleil, en vérité. Dans le ciel fait d’une vapeur jaune, trône, se mouvant en des haut-le-corps successifs, une étrange boule verte. Je comprends maintenant pourquoi prédomine dans ce monde cette chlorophylle qui me fait penser à nos immenses forêts malgré l'absence totale de végétation sur la terre dénudée.
Maintenant que je vois le soleil, je peux me fixer une trajectoire. Tels nos bédouins (de jadis) qui s'orientent suivant une étoile fixée pour traverser le long océan de sable, je me laisserai guider par la boule vaporeuse dans ce monde de couleurs.
***
Les ténèbres qui tombent tout à coup sur mon parcours me laissent un moment ébahi. Que dois-je faire ? Rester où je suis à attendre la réapparition prochaine de la lumière (ô fragilité des entrelacs multicolores !) ou marcher au risque de rompre une branche de parabole et de choir dans les gouffres interminables de l'Éternité? …………………….
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06/05/2008
Le royaume de KOUKOU (Tahar OUSSEDIK)
Les sujets de Sidi Amer Ou El-Qadi craignaient beaucoup de provoquer sa colère car il n'hésitait pas à torturer même pour des motifs futiles. Pour mieux assouvir son sadisme, il avait aménagé une courette où il soumettait les «coupables» à un cruel supplice. Elle était entourée d'un mur bâti dans le but de soustraire aux regards des curieux les pénibles séances qui s'y déroulaient. Au milieu de l'espace ainsi délimité, il avait fait planter quatre pieux formant un rectangle de la grandeur d'un homme de belle taille. On déshabillait la victime et on l'étendait entièrement nue, le dos contre le sol. On ligotait à l'aide d'une courroie en cuir chacun de ses membres à un piquet et on l'exposait au soleil pendant toute la journée. Rôti lentement et à petit feu, le malheureux supplicié souffrait beaucoup et il lui arrivait de souhaiter la mort lorsque les séances se répétaient.
Un jour, les malheureux paysans crurent pouvoir améliorer leur situation en évitant toute rencontre avec le monarque et surtout ses hommes d'armes. Cette conduite simpliste et naïve consistait à faire le vide devant les autorités dans l'espoir de se dérober aux sévices. Mais ils durent bientôt déchanter car les agents de la force publique se présentaient toujours au moment où ils s'y attendaient le moins. De guerre lasse, les sages et les anciens se rassemblèrent et allèrent trouver Sidi Mançour, le grand maître de la zaouia de Timizar et lui demandèrent assistance et protection. Ce savant, théologien de l'Islam, était appelé El Djennadi en raison de son installation en territoire des Béni-Djennad (At Jennad). Il est en réalité originaire d'El-Mniaâ (El-Goléa) qu'il avait quitté en compagnie de quarante condisciples et gagna la Kabylie où il se fixa. La population le reçut chaleureusement, elle lui fit don d'un champ d'une grande superficie et elle l'aida à construire une université coranique à Timizar. De nos jours, lorsqu'un habitant de la région est appelé à prêter serment il le fait toujours en disant : « Je jure par Sidi Mançour et les quarante Imniênne » (Les habitants de Mniaâ).
Quand les délégués se présentèrent devant l'homme de religion, ils lui relatèrent les exactions qu'ils subissaient et le prièrent de les conseiller.
« Mes enfants, leur expliqua-t-il, les contraintes que vous endurez sont le fruit de votre comportement. Dès que le souverain vous convoque, vous vous empressez d'obéir pour vous plier au moindre de ses désirs. Il connaît la faiblesse de votre caractère qui a fait de vous des pleutres et il sait vous exploiter. Vous devez apprendre à résister au sentiment de la peur pour vous comporter en hommes courageux et dignes. A l'avenir, lorsqu'il vous mandera, faites la sourde oreille, laissez-le venir à vous et s'il entre en effervescence, dites-lui que c’est moi qui vous ai recommandé d'observer une telle attitude. »
Si Amer Ou El Qadi ne tarda pas à être mis au courant de cette concertation. Interrogées, les personnes suspectées avouèrent leur participation à la réunion au cours de laquelle ils sollicitèrent l'appui de Sidi Mançour. Le roi, rendu inquiet par l'éclosion de cette tendance à la désobéissance civile, résolut de s'entretenir à ce sujet avec le maître de la zaouia. Il enfourcha sa jument et se dirigea au trot vers El-Hammam, lieu où le marabout avait élu domicile. Lorsqu'ils se repérèrent de loin, les deux hommes se portèrent à la rencontre l'un de l'autre. Puis ils s'abordèrent, se dirent des banalités et ne firent aucune allusion au motif qui les préoccupait. Le religieux orienta ensuite la conversation et, à brûle-pourpoint, il lui posa la question suivante:
- Mon seigneur, j'ai appris que vous êtes allé souvent à Alger. Qu'avez-vous remarqué de surprenant dans cette ville ? Qu'est-ce qui a pu attirer votre attention ?
- La grande capitale, répliqua l'interpellé, est une belle cité qui me plaît beaucoup. Je passe mon temps à admirer ses maisons blanches, ses rues animées et ses boutiques bien achalandées.
- En ce qui me concerne, répliqua Sidi Mançour, il n'y a qu'une seule personne qui retient mon attention. C'est un fou qui se promène nonchalamment en criant: «Attention ô étourdi ». «Balak à Lghafe !». Cette observation, qui lui était destinée et qu'il sentait chargée de menaces, incita Si Amer Ou El-Qadi à réfléchir. Il demeura cloué sur place, la mine pâle, le front barré de rides, puis, il prit congé du saint et retourna sur ses pas. Il progressait lentement, pensif et insensible à tout ce qui l'entourait. Entendant marcher derrière lui, il tressauta et fit volte-face, son regard rencontra celui d'un vieillard qui se courba et le salua humblement.
- Que veux-tu ? s'écria le souverain.
- Mon maître, Sidi Mançour, m'envoie pour te prévenir que tu cours un grand danger. Et il m'a ordonné de t’avertir que tes jours sont comptés et que tu vas mourir dans très peu de temps.
Cette prophétie inattendue l'ébranla sérieusement, il regretta amèrement ses fautes et se promit de redevenir meilleur ; mais …
Tahar OUSSEDIK
Le royaume de KOUKOU
Pages 32 à 34
Enag Editions
2005
16:42 | Lien permanent | Commentaires (28) | Facebook
30/04/2008
Une étrange entreprise (Jean Anglade)
À Thiers, le puy Seigneur sur lequel est bâtie la chapelle Saint-Roch était, à la belle saison, tout illuminé par la poussée des crocus. Petites plantes bulbeuses dont les fleurs ressemblent à des doigts levés, demi-réunis. Ma mère Joséphie trouvait que ma tête crépue ressemblait à ces fleurs jaunes. Quand je rentrais de l'école, elle avait coutume de s'écrier :
- Voilà notre Crocus qui revient !
On ne peut prononcer des paroles plus tendres. Être comparé à une fleur, quel privilège ! C'est pourquoi, beaucoup plus tard, quand je devins père de famille à mon tour, je donnai à ma fille le prénom de Violette. Le secrétaire de mairie fit des difficultés, consulta la liste des prénoms admis, déclara :
- Violette, ça n'existe pas. Y a pas de Sainte Violette.
En échange, il me proposa Marguerite, Rose, Véronique. Mais je préférais Violette à cause du parfum. Je menaçai, s'il ne l'acceptait pas, de m'adresser à la maison d'en face, qui était le commissariat de police. Ce qui le fit bien rire. Après marchandage, il finit par céder, parce que j'avais déjà quelque célébrité sous le nom de Crocus. En réalité, je m'appelle Henri, né en 1940. L'institutrice de La Vidalie, quartier où nous résidions, madame Michaulet, nous faisait chanter Colchiques dans les prés... Sur ma langue, la chanson devenait :
Crocusses dans les prés
Fleurissent, fleurissent.
Crocusses dans les prés,
Qui annoncent l'été.
Ma voix se mêlait à celle des autres gamins, madame Michaulet ne s'apercevait pas du changement de couleur.
Je ne sais d'où me vient ce jaune sur la tête. Celle de mon père Ahmed est couleur de châtaigne ; celle de ma mère Joséphie couleur de charbon. Quel ancêtre inconnu m'en a fait cadeau ? Il faut dire que j'ai des origines compliquées : fils d'un immigré kabyle, officiellement Ahmed, mais devenu Albert à force d'usure ; musulman, mais consommateur de saucisson et de vin rouge. Fils aussi d'une Auvergnate, Joséphie, fille d'une paysanne qui la détestait de tout son coeur pour des raisons que je n'ai jamais voulu accepter. Me voici donc pourvu d'un prénom plus ou moins chrétien, Henri, et d'un pseudonyme floral, Crocus. Rien à voir avec Croquemitaine.
La Kabylie, paraît-il, est une région montagneuse que domine le Djurdjura. Les Auvergnats, s'ils allaient le voir, pourraient lui trouver une ressemblance de profil avec le puy de Dôme à cause de sa cime arrondie ; mais il monte bien plus haut dans le ciel. Aussi la neige le blanchit-elle tout l'hiver et jusqu'au mois de juin. Sur ses pentes que broutent des chèvres et des moutons, poussent des forêts de cèdres et de chênes-lièges. Les figuiers, les oliviers occupent les vallées. Avec, çà et là, un champ d'alfa dont les tiges servent à faire du papier, des cordes, des tapis, des couffins. Les feuilles en sont minces et longues comme des lianes. On ne moissonne pas cette graminée en la fauchant. On enroule une poignée de feuilles autour d'un bâton, on tire fort, on arrache. La feuille se brise, la tige résiste et se prépare à produire des feuilles nouvelles. Les arrachées sont réunies en bottes et transportées à dos d'âne jusqu'à la papeterie. Mon père m'a raconté tout cela que je n'ai jamais visité qu'en rêve.
Jean Anglade
Une étrange entreprise
Editeur : Pocket, Paris, France
Collection : Pocket. Terroir, n° 12992
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